La perception est-elle une représentation ?

Sandra Laugier

 

 

Perception, représentation, contenu

Après qu’on a à plusieurs reprises annoncé au siècle dernier la fin de l’ère de la représentation, il semble que le concept de représentation revienne en force aujourd’hui, comme cela a régulièrement été le cas dans l’histoire de la philosophie classique, et certainement grâce à sa plasticité – ou à ce qu’on pourrait appeler, en reprenant une expression de Waismann, la « texture ouverte » du terme « représentation » : la représentation peut être une relation (quelque chose est représenté à quelqu’un), mais aussi le véhicule même de la représentation, une entité (contenu, énoncé, état, perception) qui représente. On croit ainsi pouvoir définir désormais la représentation dans des termes minimalistes, et souvent non métaphysiques, voire non mentalistes. Il y a ainsi, dans le champ de la théorisation cognitive, un consensus sur un concept « minimal » de la représentation, illustré par une majorité d’interventions ici. Mais la question de la représentation n’est peut-être pas si aisément réglée. Notre but n’est pas ici de donner un nouveau sens au terme, et de le redéfinir ou de la récupérer d’une façon ou d’une autre, mais de tenter d’explorer quelques pistes en direction de ce que pourrait être une véritable critique de la représentation. Or, une approche de la perception est avant tout un moyen de repenser le concept de représentation, car le  concept « minimal » de la représentation  est, on va le voir, étroitement lié à un concept « minimal » de la perception. D’où notre question : la perception est-elle une représentation ? Notre idée directrice est que même des conceptions minimales et « directes » de la perception sont tributaires d’un concept ou, comme dit Charles Travis dans Unshadowed Thought, d’une « ombre » de représentation. La question, peut-être déroutante ou  mal formulée,  consiste d’abord à demander si la perception nous représente quoi que ce soit, ou si les sens nous représentent quoi que ce soit dans/par la perception.

C’est une question dont on peut se dire qu’elle a une réponse évidente, par définition en quelque sorte : percevoir (voir, entendre etc.) consiste bien au moins à avoir une représentation, ou une présentation, du monde comme étant tel ou tel. Les discours contemporains sur la perception, même s’ils rejettent beaucoup d’interprétations ou de formes de cette définition (par exemple de type kantien ou post-kantien) renferment cependant un concept de représentation, même si ce n’est pas explicite. Percevoir, c’est, semble-t-il toujours, avoir une représentation, avoir le monde présenté à soi comme étant tel ou tel. Une telle définition paraît « neutre » –  dès lors qu’on ne met pas dans « représentation » l’idée d’une conceptualisation ou d’une théorisation d’un contenu. La majorité des théoriciens de la perception se méfient à juste titre de l’idée que la perception serait un jugement appliqué à un donné, ou une inférence à partir de données : c’est la critique de ce qui a été appelé à la suite de Wilfrid Sellars le mythe du donné, menée  par exemple chez John McDowell dans Mind and World, Hilary Putnam dans ses textes récents (notamment les textes repris dans The Threefold Cord) et dans le livre de Jacques Bouveresse, Langage, perception et réalité.

Il ne s’agit pas d’entrer ici dans le débat sur le donné, et sur la question de savoir si le donné est conceptualisé ou non (le fameux débat, évoqué ici par Pascal Engel, sur le contenu conceptuel et non-conceptuel). Ce débat semble en effet porter sur la double question : y a-t-il un pur donné non conceptuel qui va être défini et retravaillé par des concepts, ou le donné est-il d’emblée en tant que tel conceptualisé ou (comme on préférera dire aujourd’hui) structuré ? A la première proposition, McDowell, à la suite de Davidson, a objecté à juste titre qu’elle était (dans son empirisme même) tributaire de l’idéalisme, et d’une dualité schème-contenu ;  mais à la seconde, on pourrait objecter (Bouveresse et Travis) qu’elle est tout aussi problématique et idéaliste dans sa volonté de mettre dans le donné plus que… quoi ?  du donné ? Car c’est bien le problème, celui de la définition du contenu ou du donné, et d’une définition qui évite tout représentationalisme. De ce point de vue, le débat sur le contenu non-conceptuel est fourvoyant : il semble présenter une alternative entre l’idée d’un pur contenu empirique qui serait à conceptualiser, ou l’idée que la réceptivité est d’emblée conceptualisée.

 On peut citer à ce sujet McDowell :

Nous devrions comprendre que ce que Kant appelle ‘intuition’ (la saisie expérientielle) non pas comme pure obtention d’un Donné extra-conceptuel, mais comme une espère d’occurrent ou d’état qui a déjà un contenu conceptuel. Dans l’expérience on se rend compte, par exemple on voit, que les choses sont telles ou telles. C’est le genre de choses que l’on peut aussi, par ex., juger » (Mind and World, p. 9).

Est-ce que percevoir, c’est voir que « les choses sont telles ou telles » ? Il n’y a là rien qui ne paraisse évident ou trivial. Pourtant, une telle façon de présenter les choses, déjà, nous engage : comme le notait Wittgenstein,

Le premier pas est celui qui passe entièrement inaperçu. (…) Mais par là même, nous nous sommes engagés dans une façon déterminée de traiter le sujet. (Le pas décisif du tour de passe-passe a déjà été fait, et c’est justement celui qui nous a paru innocent.) (Recherches, §308)

 Une façon de sortir du débat sur le contenu non-conceptuel est ainsi de poser la question du contenu même. La question n’est pas de savoir si le contenu est non-conceptuel ou conceptuel, mais peut- être de savoir s’il y a contenu (et donc, représentation. Car c’est bien la définition de l’expérience comme « ayant déjà un contenu » qui conduit McDowell à interpréter ou dépasser le kantisme en posant une conceptualisation de l’expérience dans sa passivité même  :

Les capacités conceptuelles qui sont mise en jeu passivement dans l’expérience appartiennent à un réseau de capacités à la pensée active, un réseau qui gouverne rationnellement des réponses à visée compréhensive (comprehension-seeking responses) aux impacts du monde sur la sensibilité (Ibid., p.12)

Je ne propose pas une défaite facile du Donné, qu’on obtiendrait en exploitant le fait que l’expérience est passive de façon à la mettre hors de portée de la spontanéité. L’idée que je propose est que même si l’expérience est passive, elle fait intervenir des capacités qui appartiennent proprement à la spontanéité. ((Ibid., p.13.)

McDowell a excellemment résumé sa position dans un texte récent : Notre sensibilité, dit-il, « est elle-même conceptuellement informée ».  (Précis of Mind and World, p. 367). La perception met en œuvre une forme de réceptivité proprement humaine.

Nous n’avons pas besoin de dire que nous avons ce que les simples animaux ont, un contenu non-conceptuel, et que nous avons aussi quelque chose d’autre, puisque nous pouvons conceptualiser ce contenu alors qu’ils ne le peuvent pas. Mais nous pouvons dire plutôt que nous avons ce qu’ont les simples animaux, une sensibilité perceptuelle aux traits de notre environnement, mais que nous l’avons sous une forme spéciale. Notre sensibilité perceptuelle à notre environnement est intégrée dans la faculté de spontanéité, qui est ce qui nous distingue d’eux.  (Mind and World, p. 16)

 

Direct et indirect

Beaucoup de philosophes dont le rôle a été déterminant dans le débat, dont McDowell et Putnam (mais aussi avant eux Davidson) résolvent la question de la perception par le terme, lui aussi à texture ouverte, de « direct ». Il faut ménager un accès « direct » de l’esprit au monde, qui éviterait toute « interface », conceptuelle ou linguistique, entre eux. Un tel projet est inséparable à la fois de l’héritage de la philosophie du langage et de son dépassement : comme le montre la critique davidsonienne du schème conceptuel, ou la critique par Bouveresse de « la perception comme inférence » ou de certains usages du « voir comme » wittgensteinien, il s’agit de se débarrasser de l’idée d’une « interprétation » du donné par le langage ou le concept. Ces philosophes ont en vue la définition d’une perception « directe » : voir, c’est voir, rien de plus comme dit Wittgenstein.  Ce qu’on perçoit, ce ne sont donc pas des représentations (par exemple, un concept+un donné) mais directement des objets : je vois un arbre, un triangle, point. Une telle position s’appelle le « réalisme direct ». Or, il est plus difficile qu’on imagine d’être « réaliste direct », et peut-être qu’à une ou deux exceptions près personne (alors que nombreux sont ceux qui revendiquent cette appellation) ne l’est. Pour une raison simple : la voie royale vers ce « réalisme » semble être celle d’un refus ou d’un dépassement de la philosophie du langage (en partie justifiés, à cause de formes d’idéalisme linguistique qui ont pu être un temps dominantes) vers une philosophie de l’esprit ou de la perception  ; mais cette voie est peut-être un fourvoiement, et une certaine approche (différente) du langage – celle d’Austin, négligée pendant longtemps–  peut nous éclairer.

Austin part du langage ordinaire, et s’intéresse aux usages de « certains mots anglais » comme « réalité » « avoir l’air » (look) « sembler » (seem) qui sont à la fois « glissants » (slippery) et intéressants. Cela le conduit à une position nette sur ce que c’est que « voir », comme le montre un de ses passages les plus surprenants, et les plus contestés :

Quand l’homme ordinaire voit sur une scène de music-hall « la femme sans tête », ce qu’il voit (et c’est là ce qu’il voit, qu’il le sache ou non) n’est pas quelque chose d’ « irréel » ou d’ « immatériel », mais une femme sur un fond noir, avec la tête dans un sac noir.   (Austin, Sense and Sensibilia, p.14).

Les philosophes, même d’obédience réaliste, sont généralement perplexes devant cette position : en effet, peut-on voir sans savoir qu’on voit ? Et n’y a-t-il pas tout de même quelque chose qui est une « représentation » de « la femme sans tête », quelque chose qui dans ce cas est vu et n’est pas « une femme sur un fond noir, avec la tête dans un sac noir », ou du moins, diraient des wittgensteiniens, un usage ou un sens de voir où je peux dire que ce que je vois est « la femme sans tête » (chez l’ophtalmologiste, je peux savoir que ce que je vois est la lettre E, et pourtant dire, puisque c’est ce qui est requis dans cette situation, que je ne la vois pas ou vois autre chose). Or, on ne peut saisir la radicalité de la position d’Austin, mais aussi sa validité, si on n’accepte pas ce passage. Le fait que bien des partisans dudit « réalisme direct » récuseraient une telle affirmation montre bien qu’il reste encore du chemin à faire sur la voie d’un réalisme direct authentique. C’est ce que remarque Hilary Putnam : il ne suffit pas d’une réforme linguistique, ou de dire que nous ne percevons pas des « représentations » mais que nous les « avons », ou de dire que nous percevons directement les objets et pas des intermédiaires représentationnels, pour être réaliste.

Au début de Sense and Sensibilia, Austin tourne en ridicule la prétention au réalisme :

Je ne soutiendrai pas – et c’est un point sur lequel il faut s’accorder depuis le début – que nous devons être « réalistes », c’est-à-dire adopter la doctrine selon laquelle nous percevons vraiment (do perceive) des choses (ou des objets) matériels. Cette doctrine ne serait pas moins scolastique et erronée que son antithèse. La question « percevons-nous des choses matérielles ou des données sensibles ? » paraît sans doute très simple – trop simple – mais elle est entièrement trompeuse. (Cf. la question vaste et simplifiée de Thalès : de quoi le monde est-il fait ?) Une des choses les plus importantes à saisir est que ces deux termes, « sense-data » et « choses matérielles » vivent aux dépens l’un de l’autre (live by taking in each others’s washing) ; ce qui est bidon, ce n’est pas un des deux termes, c’est l’antithèse elle-même. (Austin, Sense and Sensibilia, p. 3-4, tr. fr. p. 24.)

Reprenons la question classique de Strawson : quels sont les objets de la perception ? Que percevons- nous ? Cette question est constamment posée dans la philosophie de la perception, et pour Austin, elle est oiseuse (spurious). Il serait faux en ce sens de dire qu’Austin défend une forme de réalisme naïf, parce qu’il n’y a guère de sens à parler selon lui de réalisme (doctrine aussi erronée que son contraire). La doctrine attaquée par Austin dans Sense and Sensibilia est, dit-il, celle selon laquelle « jamais nous ne voyons ou ne percevons (sentons), en tous cas directement, des objets matériels, mais seulement des sense data ». Mais il n’y substitue pas l’idée que nous voyons ou percevons « directement » les objets. Austin affirme d’emblée : « Donc nous n’allons pas chercher une réponse à la question : quelle sorte de choses percevons-nous ? » ( Sense and Sensibilia , p. 2, tr. fr. p. 22.)

         Il est important de comprendre cela, car les doctrines actuelles prônent toujours un réalisme, voire un réalisme direct, sans pour autant tenir compte des critiques d’Austin. Elles considèrent en effet que ces critiques portent sur une forme désuète de théories de la perception, la théorie des sense-data, et que les théories actuelles échappent à ces critiques, qui du coup sont elles-mêmes rendues obsolètes, par les progrès des sciences de la cognition tels qu’ils sont présentés ici de diverses façons. Ces sciences, semble-t-il, peuvent mettre en évidence de façon expérimentale « ce que nous voyons », par ex. déterminer par des tests triviaux les formes que nous percevons, etc. On peut donc, aujourd’hui,  demander « quelles sortes de choses nous percevons ».

Nous voudrions suggérer ici que ces critiques austiniennes portent encore, et même peutêtre plus pertinemment, contre les théories actuelles de la perception, et généralement de l’esprit, que contre l’empirisme classique et les théories du début du siècle qui étaient visées dans Sense and Sensibilia.

 

L’interface

Putnam montre pour sa part, dans The Threefold Cord, comment les doctrines actuelles de la perception sont dans le prolongement exact de l’idée classique d’interface ; il dénonce ainsi :

 L’idée désastreuse  qui a hanté la philosophie occidentale depuis le XVIIe siècle, l’idée que la perception implique une interface entre l’esprit et les objets « extérieurs » que nous percevons. Dans les versions dualistes de la métaphysique et de la théorie de la connaissance modernes, cette interface était censée consister en « impressions (ou « sensations », « expériences », « sense-data », « qualia ») et ceux-ci étaient conçus comme immatériels. Dans les versions matérialistes, cette interface a longtemps été considérée comme consistant en processus cérébraux. (p. 23)

En croyant en avoir fini avec les sense-data, la philosophie actuelle s’avère incapable de poser réellement les problèmes que les sense-data (qu’elle pense avoir dépassés) étaient censés régler : on s’est persuadé, de toute façon, qu’il n’y a qu’un seul moyen de parler de la perception, par l’élaboration d’une interface cognitive propre à la perception et à « ses objets ».

Mais la question véritable est-elle bien celle de l’interface ?  Si l’on considère la question à la Strawson : qu’est-ce qui est perçu ? on est certes inévitablement entraîné dans une telle problématique. Si je réponds que je perçois « directement » ou tout court, tel ou tel objet, on peut objecter que cet objet peut ne pas être présent, ou n’être pas tel que je le perçois. C’est l’argument de l’illusion. L’expérience perceptuelle peut être véridique ou trompeuse (fausse, illusoire, voire hallucinatoire : il y a beaucoup de possibilités) : elle  peut me représenter les choses telles qu’elles sont, ou pas. Le rapport, et la recherche d’un « élément commun », entre la perception trompeuse, ou comme on lit souvent, « l’expérience perceptuelle » trompeuse, et l’expérience perceptuelle véridique est au centre de la problématique de la perception. La question de « ce qui est perçu » dans ce cas était au centre des discussions au début du siècle sur les sense-data, et le sense-datum a même constitué une réponse à celle-ci.  Aujourd’hui, on ne parle plus de sense-data : mais l’ensemble du discours cognitiviste en reprend la problématique : l’idée est qu’il y a un « objet » de la perception, ou quelque chose qui n’est pas (exactement, au sens strict) la chose perçue, mais… une représentation. Le discours philosophique sur la perception a donc systématiquement recours à quelque chose qui n’est pas forcément intentionnel ni mental ni ontologiquement déterminé ni une entité intermédiaire entre le sujet et l’objet, mais qui est ce sens minimal de la représentation : le contenu.

Le meilleur moyen de mettre cela en évidence est de prendre l’argument de l’ « illusion » ou de la représentation trompeuse (fausse). C’est ce que Putnam, appelle à la suite de McDowell, l’argument du « highest common factor » (HCF, ou en français PGCD, Putnam p.129). C’est ainsi qu’on définissait le sense-datum au début du siècle dernier : ce qui est commun à la perception véridique et fausse. Je vois un lapin, je crois voir un lapin mais c’est une fleur, ou je rêve que je vois un lapin, ou j’ai une vision halllucinatoire de lapin sous l’effet d’une drogue : dans un cas je perçois, dans un cas je crois percevoir (on a une expression anglaise plus adéquate qui n’existe pas en français : « I seem to be perceiving »). Il y a bien quelque chose, on a envie de dire, de commun à ces deux représentations, qui ne peut être l’objet réel. La position de Putnam et de McDowell consiste à nier l’existence d’un élément (facteur) commun. A l’appui de cette « conception disjonctive » de la perception, Putnam renvoie à Austin.

La première chose que fait remarquer Austin est en effet que les arguments fondés sur l’illusion sont confus, et mettent sur le même plan toutes sortes de phénomènes différents : ce n’est pas la même chose de voir quelque chose de travers (voir une chose telle qu’elle n’est pas) et de (croire) voir quelque chose qui n’est pas là. On confond alors illusion et delusion.

 Austin note  (c’est dans ce contexte qu’apparaît « la femme sans tête ») :

Regarder le diagramme de Müller-Lyer  ou un village au loin par temps clair à travers une vallée n’est pas du tout du même tonneau que de voir un fantôme ou voir des rats roses dans une crise de D. T.  Et quand l’homme ordinaire voit sur une scène de music-hall « la femme sans tête »(…)

Ce n’est pas du tout la même chose de « mal » voir quelque chose et d’avoir une hallucination. Il n’y a pas lieu, dans le second cas, de parler d’ « erreur ». Beaucoup de théories de la perception sont fondées sur le fait de rabattre du cas de l’illusion sur celui de la delusion. « être trompé » (par un truc d’illusionniste, ou par sa jauge d’essence) ne veut pas dire « percevoir quelque chose de non réel ».  C’est, tout simplement, se tromper. Celui qui a de véritables hallucinations n’est pas dans l’erreur au sens ordinaire.

 Ce glissement serait anodin s’il ne conduisait à introduire une dimension de véridicité dans la perception ordinaire : en voyant mon voisin bien présent, je suis dans le vrai puisque en « voyant » un ami imaginaire, je suis dans le faux. Cette introduction – apparemment évidente – du vrai et du faux dans la perception est peut-être l’erreur la plus profonde et la plus inaperçue des philosophie de la perception.

 

La véridicité de la perception

Le problème n’est alors pas tant de confondre illusion et delusion que de considérer qu’il y a dans la perception du vrai et du faux. L’argument d’Austin contre les théories de la perception fondées sur l’illusion, porte sur le fait, non seulement qu’elles font du sense-datum l’objet de la perception (immatériel, mental, neuronal etc.) – cela, c’est facile à critiquer, et peu de théories actuelles entreprennent explicitement de dégager des sense-data comme objets – mais parce qu’elles font de la perception une représentation qui peut être vraie ou fausse, et donc un problème de connaissance. C’est cette idée qui est à la source de « l’argument de l’illusion », mais elle va au delà.

C’est bien la notion de représentation dans « l’expérience perceptuelle » qui est à interroger. On connaît les critiques très judicieuses qui ont été faites à l’idée de la perception comme jugement, et comme conceptualisation. On croit ainsi se débarrasser d’un certain kantisme, en se débarrassant de l’idée que l’expérience est un « donné » sur lequel vient d’appliquer le concept. Mais cela ne résout pas tout, comme le montre la position inconfortable de McDowell. Si on rejette l’idée de contenu non-conceptuel, et qu’on en vient à conceptualiser « les impressions » et la réceptivité pour préserver le caractère « direct » du rapport au monde, on n’est pas pour autant débarrassé de l’idée de perception comme jugement ou « verdict ». On a juste affirmé le caractère direct, sans interface, du rapport avec ce contenu-déjà-conceptualisé. « Dans l’expérience on se rend compte, par ex. on voit, que les choses sont telles ou telles » (McDowell, p. 9). Charles Travis a peutêtre vu juste en remarquant que chez McDowell, à l’influence d’Austin et de l’idée d’une perception directe, sans intermédiaire, se superpose une autre influence, celle de Davidson, qui l’empêche d’aller aussi loin qu’Austin dans la critique de la représentation.

Pour s’en rendre compte, il faut revenir à l’examen des conceptions de la perception et au lien systématique qu’elles opèrent entre perception et véridicité. Quand on parle de perception en philosophie de l’esprit, on considère, non plus forcément que la perception implique un jugement, ou aurait des objets spécifiques comme des sense-data, mais que percevoir veut dire avoir une représentation, en un sens minimal – c’est-à-dire une représentation du monde ou des choses  comme étant comme ceci ou cela. C’est une « expérience perceptuelle ». Or, l’idée même d’expérience perceptuelle qui pose le problème de la véracité de l’expérience, qui serait de deux sortes – véridique ou  non. Pour qu’une expérience soit véridique il faut que les choses soient telles que l’expérience les représente : l’idée de représentation par l’expérience est ainsi inséparable de l’idée de véridicité de l’expérience.

Dans cette approche, il y a un lien fort entre expérience perceptuelle et vérité :  l’expérience perceptuelle représente de façon à connecter à la vérité. C’est ce qui définit le contenu de l’expérience – un contenu représentationnel, véridique ou non. On voit ici que l’expression d’ « expérience perceptuelle », apparemment neutre, introduit l’idée de représentation. Représentation ici, de nouveau, au sens de relation :  l’expérience représente, et elle représente le monde au sujet de l’expérience. Cette représentation peut être correcte ou incorrecte, elle a une valeur de vérité.

Il est amusant de remarquer la proximité de la présentation du problème par McDowell au début de Mind and World avec celle d’autres présentations de la perception :

A subjects’s experiences represent the world to her as being in a certain way. These experiences may be correct or incorrect… In short, experiences have representational or semantic properties ; they have content. (Martin Davies, « Perceptual content and local supervenience », p. 22)

Mais le problème est bien : une expérience peut-elle être correcte ? C’est la question que pose Travis dans le prolongement d’Austin. On peut se tromper, et cela arrive souvent ; mais on ne voit pas comment transférer ces cas ordinaires d’erreur –  le concept ordinaire de correction et de non-correction – à l’expérience.

 Si j’attends une heure un bus qui n’arrive jamais (parce que je me suis trompé d’arrêt), j’ai une expérience que j’aurais préféré ne pas avoir. Si je n’étais pas au bon arrêt,  alors peut-être j’étais dans l’erreur (I was mistaken or incorrect). Mais pas l’expérience. Dans la conception de Davies, lorsque je vois un cochon devant moi, j’ai l’expérience correcte ; et je peux avoir la même expérience dans un cas où l’absence porcine la rend incorrecte. (Ch. Travis, « The Silence of the senses », inédit).

 

Travis met en évidence la difficulté qu’il y a à parler de correction de l’expérience. Or tout un pan de la théorie de la perception actuelle est fondée sur une telle idée : si l’on envisage une expérience « réelle », mais incorrecte, on met en évidence le contenu de l’expérience. Bref, c’est par l’idée de contenu qu’on pose la question d’une correction de l’expérience.

On peut citer aussi, à propos de l’expérience perceptuelle, le début du chapitre sur la perception du fameux livre de Christopher Peacocke, A Study of Concepts :

A perceptual experience represents the world as being a certain way. What is the nature of the content it represents as holding ?  (…) It is important to give for experiences a notion of their representational conetnt that is evaluable as correct or incorrect outright (A Study of Concepts, p.61, 64.)

Là encore, Peacocke nous dit qu’une expérience représente le monde d’une certaine façon à un sujet, et qu’elle a donc un contenu. C’est ce contenu qui est à évaluer, qui peut être correct ou incorrect. « Toute expérience perceptuelle a une condition de correction » selon Peacocke. Mais pourquoi l’expérience serait-elle correcte ou incorrecte ? Cette idée, qui est devenue une sorte d’évidence en philosophie de l’esprit, avait déjà été dénoncée par Austin. Elle revient à donner un « sens » à l’expérience, comme si elle nous disait quelque chose qui serait alors vrai ou faux.

 

« Senses are dumb »

On ne pourrait opposer à cette conception dominante ce qu’Austin opposait déjà aux théories du siècle dernier: les sens sont muets, et ne nous disent rien.

Bien que l’expression « trompés par nos sens » soit une métaphore commune, elle n’en est pas moins une métaphore. Ce fait vaut la peine d’être noté, car la même métaphore est fréquemment reprise et continuée par l’expression « véridique » et prise très au sérieux. Il est évident qu’en réalité, nos sens sont muets (our senses are dumb). Quoique Descartes et d’autres parlent de « témoignage des sens », nos sens de nous disent (tell) rien, ni de vrai ni de faux (Austin, Sense and Sensibilia, p. 11)

Notez l’injustice relative qu’il y a à se moquer de Descartes, qui a bien remarqué que la perception ne pouvait nous tromper, et que les sens étaient innocents (encore qu’il soit tout aussi problématique, pour Austin, de dire qu’ils sont toujours dans le vrai). Mais ce qui compte, c’est l’idée d’Austin ici : si les sens sont muets (dumb), c’est qu’ils ne disent rien, qu’on ne peut appliquer l’idée de correction ou d’incorrection à l’expérience, et qu’on en peut parler de contenu représentationnel pour l’expérience.

Cela n’exclut pas, évidemment, la possibilité de l’erreur. Il arrive que je prenne un objet pour un autre, que je sois trompé par les apparences, etc. Mais ce n’est pas la perception qui se trompe, c’est moi. Peut-être la chose que je vois ressemble-t-elle à un cochon et même en est-elle une excellente imitation : peut-être tout le monde serait trompé comme je le suis. Mais il n’y a pas de raison de dire qu’elle crée la représentation d’un cochon. Comme le dit Travis, « je peux prendre ce que je vois pour un cochon alors que ce n’en est pas un : cela avait seulement l’air d’en être un. Je suis alors dans l’erreur. Mais la perception ne l’est pas.  Que quelque chose ait l’air d’un cochon ne veut pas dire pour autant qu’il m’est représenté comme étant un cochon, par la perception ou quoi que ce soit d’autre – ni de façon erronée, ni correcte ».

La question n’est plus celle de l’existence d’entités intermédiaires, ou d’une interface entre le monde et le sujet, telles qu’elles sont critiquées par Putnam et McDowell. Lorsque Austin critique l’idée d’intermédiaire, sa critique est inséparable de l’idée, bien plus forte, et centrale chez lui, que « les sens sont muets ».

 

L’argument de l’illusion revisité

La question n’est pas ontologique, elle est, précisément, ordinaire : il y a des cas où on se trompe, où l’on est trompé (misled, mistaken) ; mais  ce n’est pas la perception qui est incorrecte ni les sens qui se trompent. Ce n’est pas non plus  (et encore moins) une mauvaise interprétation, ou jugement erroné, qui seraient appliqués à l’expérience « neutre ». Pour comprendre un peu la nature de la perception, il faut d’abord savoir ce que c’est que « se tromper ».

C’est sur ce point qu’apparaît le sens de l’argument de l’illusion, et de la « conception disjonctive de la perception » (Putnam, p. 152). Selon cette conception, il n’y a rien de commun entre la perception véridique et trompeuse, et les arguments fondés sur le scepticisme et l’illusion pour définir la nature de la perception, sont trompeurs voire pervers.

Cette critique de l’argument de l’illusion a été formulée par McDowell, qui la tire non pas d’Austin mais de la notion de critère de Wittgenstein. Il n’y a pas de critère de la réalité de l’expérience : devant cette déception fondamentale (cette « défaisabilité »), au lieu de renoncer à l’idée de critère, et au projet de faire de la réalité une question épistémologique, on se rabat sur l’idée de contenu de l’expérience : on va établir une équivalence entre le contenu des cas trompeurs et véridiques (puisqu’ils sont indistinguables par l’expérience). C’est le PGCD.

On any question about the world  independent of oneself to which one can ascertain the answer by, say, looking, the way things look can be deceptive ; it can look to one exactly as if things were a certain way when they are not. (…) According to the tempting argument, something else follows as well: the argument is that since there can be deceptive cases experientially indistinguishable from non-deceptive cases, one’s experiential intake must be the same in both kinds of case (…). One’s capacity is a capacity to tell by looking ; that is, on the basis of experiental intake. And even when this capacity does yield knowledge, we have to conceive the basis as the highest common factor of what is available to experience in the deceptive and non-deceptive cases alike. (McDowell, « Criteria, Defeasibility, and Knowledge » Meaning, Knowledge and Reality, p. 386)

McDowell utilise la conception disjonctive de façon positive, pour construire l’idée d’une « ouverture sans médiation du sujet de l’expérience » à la réalité (Meaning, Knowledge, and Reality, p. 392). McDowell mentionne dans le même article  la différence entre les deux sens d’apparaître, celle qui est inscrite dans l’usage de la langue grecque entre « phainetai sophos ôn » et « phainetai sophos einai », la première expression désignant une manifestation et la seconde une simple apparence (p. 387). L’important pour lui est d’arriver à rendre compte de cette différence, de rendre compte de l’apparaître sans faire usage des apparences comme intervenant en général entre le sujet et le monde. D’où l’insistance chez McDowell sur le caractère direct de la perception : les choses m’apparaissent directement, sans interface conceptuelle pour les traiter. McDowell ne semble pas voir qu’en prônant ainsi une perception directe (d’un contenu conceptuel), il retombe dans le piège dénoncé par Austin (« direct » et « indirect » vivent aux dépens l’un de l’autre ). Travis, pour sa part,veut aller au bout de l’idée que « les sens sont muets ».

On pourrait s’interroger sur l’obsession que l’on décèle chez McDowell,  et d’autres penseurs du « direct », de ces éléments intermédiaires –  de ces tiers venant troubler la relation intime et directe, directement vérificationniste, du sujet et du monde qui était revendiquée déjà par Davidson à la fin de son essai sur « L’idée même de schème conceptuel ». Comme le rappelle Putnam, on peut avoir une conception des qualia ou des sense-data qui les définisse de façon purement matérielle, ou sans qu’ils soient conçus comme des éléments « séparés ». Certaines approches présentes de la perception évitent toute ontologie des états intermédiaires, et revendiquent un réalisme direct. La question n’est donc peut-être pas l’« intermédiaire ».

Revenons au passage où Austin affirme, contre Ayer, que les sens sont muets :

Nos sens ne nous disent rien, ni de vrai ni de faux. Le cas est encore aggravé ici par l’introduction sans explication d’une toute nouvelle création, nos « perceptions sensibles ». Ces entités qui, bien entendu, ne figurent nulle part dans le langage de l’homme ordinaire ni au sein de ses croyances, sont introduites avec l’implication que chaque fois que nous « percevons » quelque chose il y a une entité intermédiaire toujours présente qui nous informe de quelque chose d’autre qu’elle même. La question qui se pose alors est : pouvons-nous oui ou non nous fier à ce qu’elle nous apprend ? Est-elle « véridique » ? (Sense and Sensibilia, p. 11)

Plus que l’idée d’intermédiaire (propre aux philosophes, et que Ayer attribue arbitrairement à l’homme ordinaire) Austin critique la démarche même qui consiste à donner à cette entité intermédiaire le pouvoir de nous indiquer et de nous informer, de donner une « véridicité » à la perception ».

 Il ne suffit donc pas de prôner une perception directe, il faut d’abord se débarrasser de l’idée de véridicité. Cela implique une mise en cause de l’idée de la perception comme preuve ou « evidence ». La question est celle – épistémologique – du rapport entre perception et connaissance, comme le montre ce passage, plus loin, d’Austin qui dénonce « un grave écart par rapport à l’emploi correct de la notion d’evidence :

La situation dans laquelle on pourrait, sans impropriété, dire que j’ai une preuve (evidence) à l’appui de l’énoncé que quelque animal est un cochon serait celle où, par ex., la bête elle-même n’est pas réellement visible (in view), mais où je puis voir nombre de traces analogues à celles que laisse derrière lui un cochon sur le sol et autour de sa retraite. Si je découvre quelques seaux de nourriture pour cochon, c’est un indice (evidence) de plus, et les bruits et l’odeur peuvent fournir des indices supplémentaires. Mais si l’animal émerge alors et se tient là juste devant moi (plainly in view), ce n’est plus affaire d’indices (collecting evidence) : son apparition ne me fournit pas un indice de plus que c’est un cochon, à présent je puis simplement voir que c’en est un et la question est réglée. (Sense and Sensibilia, p. 115).

Encore une fois, le défi qui se présente au « réalisme direct » est de prendre cet exemple au sérieux : voir le cochon dans des conditions normales n’est pas affaire de preuve, ni d’indices.

 

Look

Ce qu’oublient les argumentations sur l’illusion, le contenuetc., c’est que la tromperie est induite par quelque chose et la façon dont il se présente (looks), ce dont il a l’air au sens très ordinaire. Austin dit ainsi :

Si une église était habilement camouflée de façon à apparaître comme une grange, comment pourrait-on demander sérieusement ce que nous voyons quand nous la regardons ? Nous voyons, bien entendu, une église qui a l’air d’une grange. (Sense and Sensibilia, p.30).

Ce que veut dire Austin, comme dans le passage sur la femme sans tête. c’est que c’est cela qu’on voit – on peut prendre cela pour autre chose, mais on ne voit de fait rien d’autre. Les choses ont l’air de ce dont elles ont l’air, et ce dont elles ont l’air, leur «  air » est exactement ce qui est vu. Le bâton dans l’eau a l’air d’un bâton dans l’eau, et les choses ont exactement l’air de ce qu’elle sont. La signification de ce que dit ici Austin a été mise en évidence par Travis, à travers une analyse précise de ce mot : « look ». Chaque chose a l’air exactement de ce qu’elle est (everything looks precisely like what it is.). Si je déguise un mouton de façon qu’il ait l’air d’une chèvre, il a l’air exactement d’un mouton déguisé en chèvre (Travis, art.cit.).

Pour bien comprendre la portée de ce que disent Austin, et Travis ici, il faut revenir à l’un des premiers articles d’Austin, « The Meaning of a Word », où on trouve une récusation de la signification (Meaning)  qui s’étend à la référence : toute cette tendance à chercher des significations, selon Austin, relève d’un mal philosophique qu’il ne cesse de dénoncer, celui qui consiste à trop demander à l’analyse, et à demander : de quoi parlons-nous ?

Après avoir analysé une phrase contenant le mot ou l’expression «x», nous avons souvent tendance à demander, à partir de notre analyse, «Qu’est-ce, dans cela , que «x? » Ou encore, après avoir analysé l’affirmation «les arbres peuvent exister sans qu’on les perçoive» en affirmations concernant la réception des données sensorielles, nous ne nous sentons pas à l’aise tant que nous ne pouvons pas dire que quelque chose «existe vraiment»  «sans être perçu», d’où les théories sur les sensibilia et Dieu sait quoi encore. (Austin, Philosophical Papers, p. 61).)

Ce qu’Austin critique ainsi, c’est notre tendance à chercher toujours (qui’l s’agisse de signification ou de référence) des entités dont parleraient nos phrases, qui seraient leur véritable objet. C’est le cas  du discours philosophique sur la perception. Sa façon de rapprocher les deux problèmes, du sens et de la perception, n’est pas seulement motivée une critique d’ensemble du sens, à un refus ontologique des entités intermédiaires. Austin vise l’idée que voir, ou percevoir en général, aient quoi que ce soit à voir avec un sens, ce qui va au- delà de la critique de la notion de sense-datum ou d’entité intermédiaire.  Pour  Austin, il n’y a pas plus de sens à demander « de quoi nous parlons » en général qu’à demander ce que nous percevons en général.

Pour Austin, il n’y a qu’un sens de « voir », même si nous voyons différentes choses, et même si ce sens de «voir» est lui-même soumis à certaines variations et à des usages qui peuvent être différents. Si je regarde dans un télescope et que vous me demandez ce que je vois, je peux répondre, de façon entièrement correcte 1) une tache brillante 2) une étoile 3) Sirius 4) l’image qui est dans le quatorzième miroir du télescope. «  De n’importe laquelle de ces choses, je peux dire, correctement et sans la moindre ambiguïté, que je les vois »  (Sense and Sensibilia, p. 99). Le contexte (les circonstances, dit Austin) est ce qui me permet de dire « je vois », de façon pertinente, pour chaque cas.

On pourrait rapprocher ce point austinien (et le lire comme une critique, implicite) de Frege, qui utilise un exemple similaire, en supposant, à l’inverse de la démarche d’Austin, une différence entre voir (avoir une représentation subjective), voir une image (objective) et voir l’objet même, instituant ainsi  une entité qui serait commune aux différentes représentations :

On peut observer la lune au moyen d’un télescope. Je compare la lune elle-même à la dénotation; c’est l’objet de l’observation dont dépendent l’image réelle produite dans la lunette par l’objectif et l’image rétinienne de l’observateur. Je compare la première image au sens, et la seconde à la représentation ou intuition. L’image dans la lunette est partielle sans doute, elle dépend du point de vue de l’observation, mais elle est objective dans la mesure ou elle est offerte à plusieurs observateurs. (Frege, « über Sinn und Bedeutung »)

En confrontant la conception d’Austin et celle de Frege, on voit que l’enjeu est bien le rapport entre sens et perception. Voir n’est pas (donner) un sens, et la perception n’est pas une représentation de quelque chose comme étant telle ou telle: voir, c’est voir, et il n’y a pas plusieurs sens de voir, même si le mot « voir » s’applique dans des circonstances diverses. Il n’y a pas un sens de voir où je vois un bâton comme brisé, et un autre où je vois un bâton dans l’eau. Comme le dit Austin :

J’ai vu un homme insignifiant en pantalon noir ». « J’ai vu Hitler ». Deux sens différents de « voir » ? Bien sûr que non. (Sense and Sensililia, p. 99)

 C’est le même sens de « voir » : ce que je vois, c’est exactement de quoi Hitler a l’air. L’insignifiance n’est pas une caractéristique que ma représentation lui attribue, ou le sens que je donne à cette perception : c’est exactement ce que je vois (insignificant-looking) – sans, comme le spécifie Austin plus loin, qu’il y soit question de « voir comme » wittgensteinien. De même voir la femme sans tête, c’est voir une femme sur un fond noir, etc. C’est cela que je vois.

Je peux me tromper, mais c’est alors moi qui me trompe. Il arrive en effet que les choses n’aient pas leur air habituel : c’est un phénomène familier, presque aussi familier que la vision ordinaire des objets. Que les choses nous apparaissent (look like) de telle ou telle façon, même surprenante, est un fait ordinaire ; c’est également le cas des exemples classiques d’illusion, que nous savons en général  et qui n’ont rien à voir avec des hallucinations ou des objets inexistants. Le bâton dans l’eau n’apparaît pas comme plié, il faudrait qu’il ait un tout autre aspect pour que nous le croyions plié (Sense and Sensibilia  p. 30). Il est parfaitement normal qu’il apparaisse (looks like) ainsi. « Il se présente exactement comme nous attendons qu’il le fasse », et « nous serions sérieusement déconcertés si ce n’était pas le cas »  (Ibid. p. 26).

 

Sens, signes et perception

On comprend mieux l’affirmation d’Austin : les sens sont muets, ils ne nous disent rien. Ils ne nous indiquent rien, ne font pas signe. La philosophie d’Austin (du langage, et de la perception) est une antisémiotique. Dans « Other minds », à propos de l’idée formulée par Wisdom et qualifiée par Austin dans « Truth » d’inepte, selon laquelle nous avons affaire à « des signes du pain » quand nous regardons dans le garde-manger et le voyons, le goûtons etc.  Austin remarque :

Faire tout cela, ce n’est absolument pas trouver des signes de la présence du pain : le goût ou le contact du pain ne sont absolument pas des signes ou des symptômes du pain. On ne verrait pas très bien ce que je veux dire si j’annonçais avoir trouvé des signes de pain dans le garde-manger, puisque le pain n’est habituellement pas enfermé dans un coffret, et n’étant pas un événement éphémère (du pain imminent, etc. ) il n’y a pas, pour le pain, de « signes » normalement acceptés.

S’il s’avère finalement que ce n’était pas du tout du pain, nous pouvons alors dire : «ça avait le goût du pain, mais en fait ce n’était qu’un succédané de pain » ou bien « ça présentait toutes les caractéristiques du pain, avec toutefois des différences : ce n’était qu’une imitation synthétique » (Austin, Philosophical Papers, op. cit., p. 106-7).

Nos sens sont muets, et à la base de l’ idée de représentation, il y a l’idée que les sens parlent, ou signifient (ont un sens). C’est exactement cela que rejette Austin : l’idée que les sens disent quelque chose, et que c’est ce qu’ils nous disent qui nous donne accès au réel.   Austin décrit dans « Other minds » cette illusion, dont il est particulièrement difficile de se défaire, que –

Les choses senties (sensa), c’est-à-dire les choses, les couleurs, les bruits et le reste, parlent ou sont étiquetées par nature, de sorte que je peux littéralement dire ce que (ce que) je vois : ça se fait entendre, ou je le lis à livre ouvert. Comme si les sensa, littéralement, « s’annonçaient elles-mêmes » ou « s’identifiaient elles-mêmes », à la façon dont nous l’indiquons quand nous disons : « il a été identifié à l’instant comme étant un rhinocéros blanc de toute beauté ». Mais ce n’est là pour sûr qu’une façon de parler, une forme d’expression réflexive à laquelle les Français, par ex. , se laissent plus aisément aller que les Anglais. Les sensa sont muets (dumb) et seule notre expérience passée nous permet de les identifier. (Philosophical Papers, p. 97).

Cela ne signifie pas que nous ne nous trompons jamais : mais c’est nous qui identifions les choses, pas par des concepts et jugements, mais parce que cela fait partie de notre activité ordinaire, tout comme le fait d’être induit en erreur. Nous sommes misled, induits en erreur, non par nos sens ou notre perception, mais par le réel, ou les faits, dont nous savons par l’expérience qu’ils sont parfois trompeurs. Nos perceptions ne sont pas correctes ni incorrectes, elles ne nous disent rien.  Par contre, nous nous trompons souvent, et, comme les autres échecs qui fascinent Austin à propos des actes de langage (misfires, slips etc.), ces ratages nous apprennent quelque chose – et peut-être tout ce qu’il y a à savoir – sur la perception.

 

Se tromper 

Les faits peuvent nous induire en erreur Cela ne signifie pas qu’ils représentent. Il peuvent, éventuellement, signifier ou indiquer quelque chose. La présence de seaux de nourriture pour cochon indique la présence d’un cochon. Mais ces seaux (ou leur présence) ne représentent pas un cochon. Les faits « indiquent », et peuvent nous induire en erreur, mais ce n’est pas pour cela qu’ils représentent quoi que ce soit. Ils indiquent juste ce qui s’ensuit usuellement de leur présence. Et ils peuvent être trompeurs (misleading). Les cas concrets où je trompé (misled, termes qu’on peut préférer analyer et peutêtre plus intéressant que le terme plus apprécié par les philosophes deceived) sont beaucoup plus intéressants que ceux où je suis « trompé » par les apparences. Indiquer, dit Travis, n’est pas représenter. Des déjections de cochon autour de la maison peuvent indiquer qu’il y a eu ici des cochons : mais des déjections de cochon ne représentent pas (sauf si quelqu’un en fait un usage particulièrement créatif).

But pig droppings do not represent. (unless, and until, someone makes exceptionally creative use of them) (Travis, ibid.)

Quand sommes-nous induits en erreur ? Quand les choses se présentent sous une forme inhabituelle ou inattendue. Il s’agit moins d’illusion que d’erreur. Dans le cas où je suis misled, je vois très bien ce qui se passe, mais j’en tire des conclusions erronées. Ce n’est pas la faute de la perception : c’est juste que la situation qui est inhabituelle. Là encore, on voit le lien chez Austin entre perception et habitude. Mais pour ainsi dire,une situation inhabituelle n’a rien d’extra-ordinaire. Travis donne un exemple tiré d’un roman de Posey Simmonds : si Sid voit Zoé violemment enserrée dans les bras de Max, il en conclut qu’ils sont en pleine étreinte amoureuse. Mais il peut se tromper : en l’occurrence, Max est en train d’appliquer la manœuvre de Heimlich sur Zoé. Il n’y a pas d’erreur de la perception: j’ai vu exactement ce qui se passait. Il n’y a pas de « représentation » erronée de la réalité.

Une manière importante d’être trompé par ce qu’on voit ou par ce que à quoi vos sens vous confrontent, est de l’être par ce que est (ou serait normalement, usuellement) indiqué. L’exemple suivant illustre le phénomène. Sid entre dans la cuisine et voit Zoé dans les bras de Max. Il en conclut (ou tient pour acquis, ou considère) qu’il sont en pleine étreinte amoureuse. Erreur. Max est en train de faire la manœuvre de Heimlich.  Zoe s’est étouffée en avalant son croissant (Ch. Travis, ibid.)

Il y a une bonne raison pour cette erreur : ce genre de position « indique » bien, en principe (usuellement, etc.) une relation amoureuse. Pas question ici d’interprétation, ou de jugement appliqué à un donné, ou de voir comme : je me trompe, c’est tout. Ma perception n’est pas en cause, simplement les habitudes. Si les manoeuvres de Heimlich étaient pratique quotidienne, si les gens passaient leur temps à s’étouffer sur des croissants et qu’il fût banal de les secourir, Sid n’aurait peut-être pas tiré ces conclusions extrêmes. Il y a bien, de sa part, une erreur d’inférence : mais cela ne fait pas de sa perception une inférence. Ce qu’il a vu, c’est Max faisant la manoeuvre de Heimlich.

Ces cas ordinaires d’erreurs ne sont pas des « erreurs sensorielles », ni des cas de « voir comme ». Elles sont, pour Austin, intégrables dans une plus vaste classification de ce qui ne marche pas, « go wrong » :

Mais assurément même l’homme le plus naïf voudrait distinguer a) les cas où l’organe des sens est dérangé ou anormal, ou incapable de fonctionner normalement d’une façon ou d’une autre b) les  cas où les intermédiaires ou plus généralement les conditions de la perception sont d’une certaine façon anormales ou bizarres (off-colour)  c) les cas où une inférence non valide a été faite, où les choses ont été mal construites (a wrong construction is put on things)  (bien sûr ces cas ne sont pas exclusifs).

Et puis encore il y a les cas courants de mauvaise lecture et de mauvaise audition (mis-readings, mishearings) oublis freudiens &tc.. C’est-à-dire qu’une fois de plus, il n’y a pas de dichotomie nette et simple entre les cas où les choses vont bien à ceux ou elles vont mal (things going right and things going wrong) ; Il y a, comme nous le savons tous, des  tas de façons dont les choses peuvent aller de travers (things may go wrong, as we really all know quite well, in lots of different ways). (Austin, Sense and Sensibilia, p. 13)

L’exemple de Zoé et Max est plus proche qu’on ne l’imagine des exemples types des philosophes, comme le bâton brisé : ce qui m’induirait en ce cas en erreur serait, non pas la façon dont le bâton se présente, mais mon incompétence. L’erreur, dans ce cas, n’est pas dans une représentation trompeuse, ou dans le fait que quelque chose me soit représenté de façon non-véridique. Les cas où je me trompe sont des cas où les choses se présentent (look like) normalement, mais inhabituellement.

 

Quelques conclusions provisoires

1)     Austin et Travis ne nient pas qu’il y ait des cas d’erreur : ils récusent seulement l’extension de notre concept ordinaire d’erreur (et donc de correction) à la perception en général. Tout le problème pour eux – et celui d’une véritable critique de la représentation – consiste à détacher la notion de  perception, non seulement de celle de jugement ou de concept, mais aussi de celle de contenu et de représentation du monde comme étant tel ou tel.

2)     Cela devrait nous conduire à repenser le rapport entre philosophie du langage et philosophie de la perception, et de l’esprit en général : on a renoncé, à juste titre, à l’idée d’une influence du langage sur la perception, ou d’une perception linguisticisée – mais on en a conclu un peu vite que l’analyse du langage ne pouvait rien apporter à celle de la perception (c’est ce que dit Peacocke au début de A Study of Concepts). Nous espérons au moins avoir montré que c’est loin d’être le cas.

3)     En disant que les sens sont muets, Austin, puis Travis, dépassent le cadre de la philosophie du langage et de la philosophie de la perception, pour affirmer une thèse radicale, que Travis développe dans son livre Unshadowed Thought. On peut l’entendre dans le passage où Austin dit que lorsqu’on a le cochon là, devant soi, ce n’est pas une preuve de plus ou un élément d’evidence, et dans un autre, tout à la fin de Sense and Sensibilia, où il signale « combien il est absurde de suggérer que j’émets un verdict  quand je dis ce qui se passe juste sous mon nez » (p. 141). Par nos sens, nous savons qu’il y a un cochon (et il n’y a certes pas d’autre moyen d’entrer en rapport avec le monde) mais ce n’est pas là un élément de preuve qui peut conduire à un jugement, ou à un verdict de connaissance. Penser adéquatement la perception implique peut-être de défaire le lien épistémologique classique entre perception et connaissance.

Les idées apparemment innocentes de contenu, de représentation ou d’« expérience perceptuelle » sont tout aussi philosophiquement chargées que celle de perception comme inférence (ou jugement). Ceux qui prônent le réalisme direct et refusent l’idée d’une conceptualisation de la perception, mais ne peuvent pour autant renoncer à l’idée de contenu de l’expérience, ni au mythe épistémologique du lien entre perception et connaissance, ont encore du chemin à faire pour être « réalistes ».

 

 

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Austin J.L. Philosophical Papers, Oxford :  Clarendon Press, 1962, p. 61, tr.   fr. par L. Aubert et A. L. Hacker, Écrits Philosophiques, Paris, Le Seuil, 1994.

Bouveresse Jacques, Langage, perception et réalité. Tome 1 : La perception et le jugement, Nîmes, ed. Jacqueline Chambon, 1995.

Frege Gottlob, « Der Gedanke » (1918), in Logische Untersuchungen, Göttingen, her. G. Patzig, Vandenhoeck & Ruprecht, 1993, trad. fr. C. Imbert, Ecrits logiques et philosophiques, Seuil, 1971.

McDowell John, Mind and World, Cambridge, Mass. Harvard University Press, 1994.

Putnam Hilary, The Threefold Cord, Mind, Body and World, N.Y. : Columbia University Press, 2000

Peacocke Christopher, A Study of Concepts , Cambridge, Mass. : MIT Press, 1992.

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