Bruno Ambroise
Charles
Travis critique de Russell sur les sense-data.
Introduction
à la lecture du chap. 2 des Liaisons
ordinaires.
Le court texte qui suit se propose d’introduire un livre encore inédit
de Charles Travis, Les liaisons ordinaires[1],
dans lequel le Russell de La
philosophie de l’atomisme logique est soumis à rude critique. C’est
parce que cette critique porte en partie sur les sense-data
que j’ai jugé intéressant de prendre prétexte du colloque « Sense-data »
pour introduire aux conceptions plus générale de C. Travis, que l’on
retrouvera dans ses précédents livres : The
Uses of Sense[2]
et Unshadowed Thought[3].
Introduction
Il convient d’abord que je précise
le contexte théorique dans lequel se situe cette critique de Russell. C’est
à travers une lecture des paragraphes 36 à 64 Recherches
philosophiques de Wittgenstein que va s’effectuer cette critique. Et
c’est dans la problématique de la dénomination, et plus spécifiquement de
la dénomination réalisées par les noms propres, que se situe cette considération
des sense-data. C. Travis entend
montrer que les seuls candidats possibles que Russell peut proposer pour tenir
le rôle de ce qui est dénommé par les noms propres sont les sense-data et que ceux-ci ne peuvent pas tenir le rôle que Russell
leur assigne. La critique de C. Travis s’inscrit dans une critique plus générale
de l’empirisme en tant que ce dernier considère que seule une appréhension
directe de certains faits permet à la pensée qui les saisit, ou au langage qui
en rend compte, d’être objective (objectif). En l’occurrence, ces faits ne
doivent pas permettre d’erreur, ce pourquoi leur saisie doit être immédiate :
saisir cette réalité, c’est obligatoirement saisir cet item tel qu’il est :
c’est ce qui permet de rendre compte des erreurs perceptives, des illusions :
si l’on peut parfois prendre un savon pour un citron, c’est parce que nous
saisissons des sense-data identiques.
C. Travis entend déjà montrer qu’une telle compréhension de la perception
empêche que celle-ci ait aucune objectivité, et par extension, que ces sense-data
puissent jamais être ce qui est dénommé. Il montrera par après que considérer
qu’ils sont les seuls objets possibles
de la dénomination est abusif.
Il en vient donc à critiquer Russell parce que celui-ci considère que
les noms propres ne concernent véritablement que des sense-data,
ou ne sont vrais que de sense-data, en
tant qu’ils sont connu par connaissance directe, ou par accointance.
Ce que veut montrer Russell, en effet, c’est qu’habituellement, nous ne
pouvons pas penser de pensées singulières et qu’à chaque fois que nous
voulons atteindre la singularité d’un objet, nous échouons dans la généralité
en ce que nous dénommons alors, dans ses termes, « des constructions
logiques ». Ou encore, qu’à chaque fois que nous voulons donner un nom,
nous n’y parvenons pas car nous ne dénommons pas la bonne sorte de chose –
que nous essayons de dénommer des complexes alors que seuls des simples (ou des
particuliers, selon la trad. adoptée) peuvent véritablement l’être. Seule
une relation d’accointance entre un penseur et un objet permettrait de
garantir qu’il puisse en avoir une pensée singulière.. Travis, reprenant
Wittgenstein, entend montrer que la simplicité d’une chose est toujours
relative à l’occasion de sa considération et ne peut être établie
absolument : une chose n’est toujours simple que relativement à certains
intérêts qui informent la description qu’on en donne, que par rapport à
certains objectifs qui motivent, et par là déterminent, l’appréhension
qu’on fait d’une chose. Bref ce sont les circonstances de la saisie d’une
chose qui déterminent cette saisie et qualifient cette chose de simple ou de
complexe, et déterminent par conséquent si je saisis bien Russell en tant
qu’être singulier, et si je pense une pensée singulière à son propos ou si
je le dénomme, et ça n’est pas la « nature » spécifiquement et
absolument simple de la chose (le fait qu’elle soit un sense-datum)
qui le garantit..
Je reprendrais alors rapidement le projet russellien, en essayant de
retracer la logique propre qui l’anime selon la lecture qu’en propose C.
Travis, puis je présenterai dans un second temps le type de critiques que ce
dernier adresse à Russell et la solution contextualiste qu’il propose en
s’inspirant de Wittgenstein.
I.
Russell et la singularité (simplicité ou particularité).
Travis commence d’abord par distinguer deux types de pensées :
les pensées singulières et les pensées générales. Une pensée singulière
se rattache au monde de telle sorte qu’il existe quelque chose dans le monde
qui seul peut rendre cette pensée vraie. Comme il le dit : « les
choses ne sont ce qu’elles sont conformément à cette pensée que si cette
chose est dans cet état. » La pensée singulière est donc dans une
relation singulière avec un certain objet du monde qui seul la rend vraie. Sont
générales toutes les pensées qui ne sont pas singulières (qui par exemple
ont pour condition de leur vérité une condition qui pourrait être remplie par
autre chose qu’une unique chose singulière). Et tout l’objet d’un nom
consiste à faire de l’ensemble dont il fait partie l’expression d’une
pensée singulière. Le nom doit donc dénommer une réalité singulière en ce
sens que seul un objet particulier, et non pas un autre, pourrait être dénommé
par ce nom. Mais selon Russell, un nom au sens ordinaire du terme ne permet généralement
pas de dénommer des réalités singulières, et lorsqu’il lui arrive de dénommer
véritablement, il dénomme un type spécifique de réalité, absolument simple,
mais qui ne correspond pas à ce que nous lui faisons dénommer ordinairement.
Russell va donc nier que nos noms ordinaires dénomment des choses simples ou
singulières.
Selon l’analyse qu’en propose C.
Travis, et qui reste à mon sens assez fidèle à la lettre du texte de Russell,
ce dernier critique tout d’abord la conception ordinaire des noms propres.
Croyant en effet attribuer des noms à des personnes, nous ne voyons pas que
nous ne nommons alors pas des êtres singuliers mais plutôt des être complexes
définissables par un critère général : nous dénommons alors des
constructions logiques et non pas des simples. Ainsi, « Russell » ne dénommerait
pas un individu singulier, Russell, mais une construction logique, Russell,
composée de la série de ses expériences. On n’atteint pas là une entité
du monde, mais une construction que l’on peut définir en termes généraux.
En effet, montrera Travis, être une construction logique pourra se définir par
une condition générale : plusieurs choses pourraient ainsi être ce que dénomment
le nom, ou être dans l’état dans lequel est ce que dénomme le nom. En
effet, être telle chose, c’est être une chose, n’importe laquelle, qui
peut avoir telle propriété ou être dans telle état ; on retombe donc dans la
généralité. On ne parle en effet pas d’une réalité qui ne peut pas être
autre qu’elle est, mais de toutes les choses qui peuvent être telle, c’est-à-dire
avoir telle ou telle qualité. Prenant le nom « Russell », on dénommera
par lui toute chose qui peut être Russell (qui peut avoir cette qualité),
quelle qu’elle puisse être, et non pas la réalité singulière qu’est
Russell. Quel que soit l’individu qui est Russell, un autre pourrait l’avoir
été. Être Russell, c’est donc une condition générale que plusieurs
individus peuvent remplir. A chaque fois que nous essayons de saisir un simple
de cette façon, nous ne dénommons qu’un complexe parce que nous pouvons le définir
par ses propriétés. (Pour le dire autrement, et de façon plus russellienne :
il n’y a plus de simple dès lors qu’on peut en donner une définition).
Russell utilise le type d’exemple
suivant pour soutenir sa thèse. Prenons l’affirmation « Clovis fut le
premier Mérovingien ». Nous comprenons ces mots. Or il est possible que
Clovis n’ait pas existé – qu’ il ne soit que pure invention. Par conséquent,
ces mots n’exprimeraient pas une pensée singulière, car il ne fait pas
partie de notre compréhension de ces mots que nous savons qu’ils se réfèrent
à Clovis puisque sa non-existence est incompatible avec la connaissance que
nous en avons. Or comprendre des mots comme exprimant une pensée singulière,
c’est savoir sur qui, spécifiquement, ils portent. Mais nous en avons plutôt
une connaissance en terme de conditions générales à remplir pour être Clovis :
nous savons que pour être Clovis il faut être tel ou tel, sans savoir que
Clovis est cet être-là puisque nous pouvons admettre son inexistence .
Une autre ligne de pensée peut suivre
ce mouvement. « Excalibur » ne dénommerait Excalibur que s’il dénommait
un état particulier dans lequel est Excalibur au moment précis où elle est dénommée.
Ou encore, être Excalibur et donc être dénommé par le nom « Excalibur »
c’est être dans un certain état.
Or spécifier un état, cela se fait toujours au moyen de critères ou de
conditions qui peuvent s’appliquer à plusieurs choses : toutes les
choses qui ne sont pas dans cet état ne sont pas Excalibur. Par conséquent,
toutes les choses qui sont dans cet état sont Excalibur. Et donc « Excalibur »
dénomme toutes les choses qui sont dans cet état. Là encore nous ne dénommons
pas un simple ou un particulier mais une généralité de chose : toutes
les choses qui peuvent être Excalibur. Russell présuppose ainsi que l’on
peut toujours trouver une condition générale ou un critère général qui
permette de spécifier ou de distinguer une chose d’une autre (Travis montrera
par la suite qu’un tel critère de distinction n’a nul besoin d’être général
et peut très bien être relatif à l’occasion de faire la distinction, de
telle sorte qu’il ne distingue pas une généralité d’une autre généralité.)
Mais alors comment peut-on avoir des
expressions qui fonctionnent comme des noms ? Savoir qu’un mot fonctionne
comme un nom, ce serait savoir qu’il dénomme untel ou untel précisément, et
rien d’autre. Comme le dit Travis, lorsqu’on rencontre ce que doit vraiment
dénommer un nom selon Russell, un particulier, il ne peut pas y avoir deux
sortes de cas : deux états possibles des choses qui l’un fait que les
choses sont tel ou tel simple, l’autre que les choses ne forment pas un
simple. Car ce serait encore spécifier une condition générale. Un véritable
simple n’est ce qu’il est que parce qu’il ne peut être rencontré
qu’une seule fois (nous ne pouvons alors pas demander lorsqu’on rencontre un
simple quel simple il est : nous le rencontrons, c’est tout. Nous en
faisons l’expérience dans sa simplicité absolue.) Cette considération amène
Russell à poser que les seules choses que nous pouvons dénommer sont des sense-data, des données sensorielles à la durée de vie infinitésimale,
qui se réduisent à la perception qu’on en a, mais qui sont les éléments
atomiques constitutifs du monde. Le nom propre dénomme alors véritablement un
simple, ou un particulier, en ce qu’il est toujours le nom de cela, ou de
ceci, connu par accointance dans toute sa singularité (et donc son instantanéité).
Le véritable nom propre doit accomplir, comme le dit Ali Benmakhlouf, une
fonction de désignation directe[4],
et il est toujours lié à un particulier particulier. Toujours pour citer A.
Benmakhlouf, un nom propre véritable doit créer à chaque fois un événement :
c’est cela qui marque la singularité qu’il dénomme ; ou bien plutôt,
c’est cela qui marque qu’il dénomme une singularité. Comme le dit Russell,
« Un nom, au sens logique précis d’un mot dont le sens est un
particulier, ne peut être appliqué qu’à un particulier que le locuteur
connaît directement, parce qu’on ne peut nommer que ce que l’on connaît
directement. » (Russell, La
philosophie de l’atomisme logique, PUF, « Epiméthée », trad.
J.-M.
Roy, p. 357)
Russell veut dire par là qu’un
simple se donne toujours en un moment, ou que dès lors que l’évènement
change, nous n’avons plus affaire au même simple : un simple, ou un
particulier, est lié au moment dans lequel il se présente. C’est pourquoi
peuvent tenir le rôle des simples, et donc être dénommés, les sense-data
qui sont toujours l’objet d’une appréhension située temporellement et
spatialement, et qui ne peuvent par conséquent pas être à nouveau rencontrés :
un sense-datum est toujours inédit,
puisqu’il périt dès lors que l’attention qu’on lui porte cesse –
c’est pourquoi il est absolument singulier.
II.
La critique des sense-data.
Ce dont il faut se rendre compte, c’est qu’avec cette notion de
simple, toute question d’objectivité à son égard cesse de se poser.
Puisqu’un sense-datum est ce qu’on
perçoit dans le moment où on le perçoit, il est absolument impossible de
s’interroger quant à sa présence : percevoir un sense-datum
c’est, par définition, avoir ce sense-datum.
Supposément, nous ne pouvons pas nous tromper sur le sense-datum qu’il est, puisque c’est le fait de sa saisie qui
fait qu’il est le sense-datum
qu’il est . Comme le dit Travis, la question de savoir quel sense-datum est le sense-datum
que vous avez rencontré ne dépend en rien de l’état contingent du monde
dans lequel vous l’avez rencontré (mais c’est précisément cela qui
garantit son absolue simplicité, puisqu’il ne peut alors plus être identifié
par des critères forcément généraux). Savoir si le sense-datum
que j’ai rencontré est celui d’un citron ou d’un savon ne peut pas dépendre
de l’état du monde.
Travis considère alors qu’identifier les simples ou les particuliers
aux sense-data, c’est en faire le terminus
de deux arguments : le premier qui concerne les objets de la perception
et le second qui porte sur les objets des pensées singulières. Il va alors
montrer qu’ils ne fonctionnent dans aucun cas.
Considérons l’argument qui utilise les sense-data
comme objets des sens. Selon lui, lorsque nous sommes inclinés à considérer
que nous voyons un citron, il existe un état possible des choses dans lequel
les choses auraient l’air de ce dont elles auraient l’air lorsque je vois un
citron alors même que ce qu’il y a n’est pas un citron, mais un morceau de
savon en forme de citron (pour le dire plus clairement : les choses
sembleraient identiques qu’il y ait, ou non, un citron). Par conséquent, ce
que l’on voit est une chose visible dans les cas où il y a un citron et où
il y a un savon. Ce que je vois n’est donc pas le citron mais un sense-datum
de citron. Mais naturellement, pour poser ce sense-datum comme résultat de l’argument, il convient que ce
dernier ne s’y applique pas : autrement dit, on ne doit pas pouvoir
confondre un sense-datum avec quelque
chose qui en aurait l’air. Ou encore, je ne peux pas me tromper à l’égard
du sense-datum : à la différence
du citron, quand je vois un sense-datum donné,
ce doit forcément être ce sense-datum
que je perçois. Mais est-ce le cas ? Supposons que je voie un sense-datum
de jaune. Ne puis-je pas me tromper, ne puis-je pas en fait voir un sense-datum
de vert sous de mauvaises conditions d’éclairage ? Qu’est-ce qui
me le garantit sinon une pétition de principe ? Il semble donc bien
qu’il est tout à fait possible que je puisse avoir l’impression d’un sense-datum
de jaune quand je n’ai en fait qu’un sense-datum
de vert, comme je pensais voir un citron alors qu’il n’y avait qu’un
savon.
Mais supposons, pour les besoins de l’argumentation, qu’il soit
impossible de confondre un sense-datum avec
un autre sense-datum (que saisir sa spécificité,
ce soit forcément saisir sa spécificité).
Alors nous sortons de la sphère du jugement, comme y insistent tous deux
Pyrrhon et Frege selon Travis. En effet, dans ce cas, la correction de mon
jugement que tel sense-datum est le
cas serait réglée par le simple fait que je le perçoive. Si c’est ainsi que
les choses m’apparaissent quand il y a un citron, alors c’est ainsi que les
choses m’apparaissent, point ! Mais elles pourraient m’apparaître de
la même façon alors même qu’il n’y aurait pas de citron (mais un savon
par exemple) : par conséquent, les apparences ne me rendent pas
responsables à l’égard de l’état des choses ; prenant position à
leur égard de façon « automatique », je ne les ai pas considérées
objectivement pour en décider. Ou dans les termes de Frege : nous ne
pouvons juger objectivement de la présence des choses si la correction de ce
jugement est simplement établie par le fait de cette présence. Ce qui signifie
que nous ne pouvons pas prendre position à l’égard de la réalité pour la
juger : elle s’impose à nous sans qu’il soit possible de la juger
objectivement. Or les sense-data, étant
ce qui nous donne des aperçus de l’état des choses, doivent être les items
dont nous devons juger, mais ils sont justement ce sur quoi il est impossible de
porter un jugement. Par conséquent, aucune question d’objectivité ne se pose
plus à leur propos, ni à propos du monde auquel ils nous donnent « accès ».
Bref, dans le premier cas, toute objectivité à l’égard du monde est
perdue. Examinons maintenant le cas où les sense-data
sont le point d’aboutissement de l’argument portant sur les pensées singulières.
Celui-ci commence avec l’idée intuitive que nous pouvons dénommer un
citron et donc en avoir une pensée singulière. Mais un citron est susceptible
de réapparaître, il n’est donc pas un particulier : car sa présence en
une occasion dépend d’un état général des choses : les choses qui
sont un citron en cette occasion et celles qui ne le sont pas. Par conséquent,
il convient de poser que ce que nous dénommons véritablement sont des simples
absolument simples, toujours relatifs à l’occasion de leur dénomination :
des sense-data. Mais l’argument ne
vaut encore que s’il ne s’applique pas aux sense-data.
Or un sense-datum est lié à une
occasion, comme nous venons de le voir : l’occasion de sa dénomination.
Considérons que l’occasion soit un épisode d’expérience ou de la
conscience portée à quelque chose (mais le développement vaut aussi pour
l’occasion considérée comme instant temporel ou point spatial) :
c’est une définition possible des sense-data.
Supposons alors que je pense d’un certain simple qu’il est jaune. Mais si je
dois pouvoir me tromper (possibilité que requiert l’objectivité du
jugement), il y a des choses (autres) qui peuvent me le montrer (ce que Travis
appelle un réseau de « signification factive » : un exemple de
signification factive est l’arrivée de nuage qui signifie qu’il va pleuvoir ;
un autre est la présence de traces de lièvres qui indique la présence de lièvres
dans les environs). Par exemple, il se peut que la nature soit ainsi faite que
tout ce qui est vert est aussi tendre : d’autres faits que celui que je
considère me montrent si je me trompe, ou non. Maintenant la question de savoir
si le simple qui est vert est aussi tendre dépend de ce que le premier simple
et le second sont des objets du même épisode d’attention (de ce qu’ils
sont saisis dans la même occasion). Mais qu’est-ce qui va permettre de le décider ?
C’est le sujet des épisodes d’attention qui décide qu’il a vu les deux
simples dans le même épisode et qu’il a donc vu un simple vert tendre. Mais
s’il ne peut se tromper, selon la précédente argumentation, il sort du
domaine du jugement et donc de l’objectivité : si c’est parce qu’il
saisit un simple vert et un simple tendre dans un même épisode d’attention
qu’il y a un simple vert tendre sans erreur possible, alors il n’y a aucune
question objective quand à la présence de ce simple. Comme le dit Travis,
« savoir si le simple jaune [vert] est aussi un simple ovoïde [tendre] n’est
pas une question de fait ». On
ne peut juger objectivement quelles sont les propriétés d’un simple donné
et on ne peut déterminer comment il s’accorde avec le réseau de
significations factives.
Si l’agent des épisodes d’attention peut se tromper, maintenant, il
existe deux types de cas : les cas où l’attention est trompeuse et les
cas où elle ne l’est pas ; par conséquent il doit exister un critère
qui permette de distinguer les deux cas – un critère qui fait retomber dans
la généralité car il permettra de spécifier tous les cas trompeurs et tous
les cas non-trompeurs. Dès lors, les sense-data
ne peuvent plus tenir le rôle de simple. Fin du second cas.
Nous voyons donc que la position de sense-data
comme simples ou particuliers ne résulte que d’une pétition de principe
qui ne résout en rien le problème de la simplicité supposée de ce que dénomment
les noms. La simplicité exigée par Russsell ne semble en fait jamais
atteignable et notamment pas par les sense-data.
Mais il suffit alors de voir que ce sont les exigences mêmes de Russell qui
sont infondées et qu’il n’est nul besoin de présumer une simplicité absolue des choses dénommées par les noms.
III. La simplicité absolue
n’existe pas, elle est toujours située ; par conséquent la dénomination
est toujours sensible à l’occasion.
Travis va alors reprendre Wittgenstein
pour critiquer l’idée que Russell a de la simplicité – cette idée qui le
pousse à poser les sense-data comme
seuls objets possibles de la dénomination. Commençons donc par citer
Wittgenstein :
Mais quelles
sont les constituants simples dont la réalité est composée ? – Quels
sont les constituants simples d’une chaise ? – Les morceaux de bois
dont elle est faite ? Ou les molécules, les atomes ? – « Simple »
veut dire : non composé. Et la question est alors : « composé »
dans quel sens ? Cela n’a aucun sens de parler des « constituants
simples d’une chaise ». […]
Si je dis à
quelqu’un, sans autres explications : « ce que je vois devant moi
maintenant est composé », il aura le droit de demander : « que
veux-tu dire par “ composé ” ? Car cela peut vouloir dire de
multiples choses ! » La question : « Ce que tu vois est-il
composé ? » n’a vraiment de sens que si le type de complexité –
l’usage particulier du mot – dont il est question est déjà établi. […]
Nous utilisons
le mot « composé » (et par conséquent le mot « simple »)
de multiples de façons différentes et différemment reliées. […]
A la question philosophique :
« L’image de cet arbre est-elle composée, et de quoi est-elle composée ? »,
la réponse correcte est : « Cela dépend de ce que vous comprenez
par “composée”. » (Et ça n’est naturellement pas une réponse,
mais plutôt un rejet de la question.) (Recherches
philosophiques, § 47)
Il y a en fait un nombre indéfini de compréhensions de la simplicité
d’une chose, relatives aux occasions de la déterminer. Rien n’est simple
absolument, c’est-à-dire que rien n’est simple au sens de Russell :
rien n’est tel qu’il empêche qu’on puisse poser à son propos des
questions concernant ce qui vaut comme sa présence ; bref, rien n’est
tel qu’il empêche d’évaluer son objectivité. Saisir ce que dénomme un
nom, ce n’est ainsi pas saisir quelque chose dans son unicité absolue qui
garantit sa juste appréhension (une telle chose, nous l’avons vu, n’existe
pas), mais saisir une chose qui n’est particulière que relativement à
certain critère de la particularité, effectifs en cette occasion de la
distinguer et qui la distinguent donc en cette occasion, car c’est cette
distinction que l’on veut faire en cette occasion particulière de la faire.
Nous n’avons pas besoin que la chose que nous dénommons soit absolument
simple pour être distinctive et distinguée comme objet d’un nom, mais
simplement qu’elle soit simple relativement aux objectifs qui nous guident
quand nous considérons sa simplicité. Une chose sera ainsi simple dans un cas
d’appréhension et complexe dans un autre.
En effet, de la même façon qu’il y a plusieurs façons de dire
qu’une chose est bleue, il existe plusieurs façon d’appréhender la
simplicité. Considérons par exemple le Lac Michigan. En un jour ensoleillé du
mois d’Août, on le dira certainement bleu. Mais ce même Lac est-il toujours
bleu si on en prend un seau d’eau et qu’on le regarde dans le seau ?
Tout dépend. Prenons le cas du vin : un bordelais considèrera-t-il le
liquide californien comme du vin ? Tout dépend de sa clémence, des
objectifs précis qu’il vise en l’évaluant (sa réputation de bordelais ou
la jolie californienne). Prenons le cas de la vérité : est-il vrai que
Jacques Chirac est la conscience morale du monde libre ? Tout dépend
encore des circonstances, tout comme ce sont les circonstances de mon énonciation
qui permettent de déterminer s’il est vrai que ma voiture est grise quand
seul le métal dont elle est fait l’est. Prenons maintenant le cas de la
simplicité : est-ce que je parle d’un individu particulier par le nom
« Shakespeare » ? Tout dépend si vous souhaitez parler de
l’auteur misogyne des pièces signées « Shakespeare » (étant
donné que nous ne saurions pas qui est le véritable auteur de ces pièces) ou
si vous souhaitez parler de sa vie amoureuse. Dans un cas, selon ce que vous
voulez dire, vous pourrez considérer que vous dénommez bien un individu
singulier en utilisant ce prénom (personne d’autre que la personne que vous désignez
ne pourrait l’être), dans l’autre nom (toute personne remplissant les critères
– généraux – utilisés pour la distinguer pourrait être désignée par ce
nom : celui-ci ne dénommerait donc pas un individu particulier mais un
ensemble de personnes (possible))
Il y a une variété indéfinie de façons d’établir une distinction,
chacune valable en une occasion et pas en une autre, au sens où une façon précise
permet d’établir la bonne distinction dans les circonstances précises où
elle est utilisée. Il est ainsi des circonstances qui permettent bien de spécifier
l’individu Russell quand on parle de lui par le nom « Russell »
comme il en est d’autres où ce sera insatisfaisant. Mais il n’y a pas
d’explication transcendant les occasions de la manière dont la distinction
pertinente doit être faite : la manière dont la distinction doit être établie
dépend des circonstances.
Penser un individu singulier n’est ainsi pas affaire de saisie d’un
particulier absolument particulier, mais affaire de distinction pertinente en
des circonstances données. C’est pouvoir être capable de saisir que c’est
cet individu particulier que nous dénommons par ce nom dans ces circonstances.
Bien sûr des erreurs sont alors possibles, mais elles ne montrent nullement
qu’il nous soit impossible de distinguer les individus particuliers de cette
façon. Bien au contraire, il sera toujours possible de spécifier plus avant
nos attentes de façon à corriger nos erreurs, du moins à les expliquer :
nous verrons alors qu’aucune singularité ne peut répondre à nos attentes,
du moins dans le contexte précis où elles sont formulées, ou que nos attentes
n’étaient pas suffisamment formulées pour trouver une réponse qui les
satisfasse. C’est ainsi bien plutôt cette possibilité d’erreur qui
garantit notre engagement vis-à-vis du monde (et des autres) et donc
l’objectivité de nos jugements à son égard. L’erreur comme possibilité
d’objectivité, la situation comme garante de la distinction : telles
sont les leçons que C. Travis retient d’Austin.
Conclusion.
Il apparaît donc que la solution
proposée par Russell pour la dénomination ne marche pas et que seule une
conception plus simple – une solution contextualiste – permet d ‘éviter
les apories dans lesquelles est conduite la pensée russellienne tout en
sauvegardant la relation naturelle que les noms ont avec leurs porteurs :
nous dénommons bien tous les jours différents objets, en diverses occasions,
en des circonstances différentes. Et ça n’est pas en raison d’une nature
particulière de l’objet perçu (en raison de sa simplicité absolue) que nous
pouvons le dénommer, mais parce que nous le faisons en fonction de différents
objectifs ou dans ces circonstances qui déterminent véritablement le type de
simplicité ou de particularité exigée par ce qui est dit dans ces
circonstances particulières. Parfois, parlant de Russell, je désigne bien un
individu particulier – si les circonstances dans lesquelles je prononce mes
mots déterminent ceux-ci comme parlant d’un individu singulier -, parfois,
parlant de Russell, je ne désigne pas un individu singulier, mais une propriété
générale, si par exemple je qualifie de « Russell » tout logicien
drôle et libertaire.
Pour autant, C. Travis n’est pas idéaliste
et se défend de vouloir faire de Wittgenstein un idéaliste : la réalité
ne correspond à un nom que si elle est bien singulière, en un certain sens,
dans les circonstances particulière de son appréhension. Ce sera tout le
propos des chapitres 5 et 6 du livre de montrer comment cette vision des choses
n’a rien à voir avec l’idéalisme et que l’apparence de menace idéaliste
qu’elle fait peser n’est justement qu’une apparence dérivant de
l’illusion du point de vue transcendant, ou angélique. Cette menace d’idéalisme
ne pèse que parce que l’on cherche à sortir de notre position d’être
humain engagé dans des pratiques qui déterminent ce que nous voulons faire et
dire, que parce que l’on cherche à atteindre une position absolue que nous ne
pouvons pas atteindre. Les chapitres 5 et 6 montreront pourquoi.
Bruno Ambroise
Université Michel de Montaigne – Bordeaux 3
[1]. C. Travis, Les liaisons ordinaires : Wittgenstein sur la pensée et le monde, Leçons au Collège de France, Vrin, Paris, 2003, à paraître.
[2].
C. Travis, The Uses of Sense :
Wittgenstein’s Philosophy of Language, Oxford University Press,
« Clarendon Press », Oxford, 1989, 400 p.
[3].
C. Travis, Unshadowed Thought,
Harvard University Press, Cambridge, Mass., 2000, 264 p.
[4]. Cf. A. Benmakhlouf, Bertrand Russell. L’atomisme logique, PUF, « philosophies », Paris, 1996, pp. 56-57.