« Voir comme » et « voir comme si ». Autour des couleurs

 

Chiara Cappelletto

Università degli Studi di Milano

 

Dans le chapitre XI de la deuxième partie des Investigations philosophiques, Wittgenstein écrit : “Le fait de ‘voir comme…’ ne rentre pas dans la perception”[1]. Cette affirmation met en cause toute la gamme des problèmes traditionnellement liés à la question perceptologique, pour l’arracher immédiatement au noyau thématique du discours, en ouvrant la voie, comme nous chercherons à le montrer, à une perspective fortement esthétique.

            En premier lieu nous devons noter que si, comme Wittgenstein le dit, le fait de « voir comme » signifie à la fois voir et interpréter, les problèmes impliqués sont de deux ordres :

• le premier est le rôle de la perception, avec son degré de naturalité, par rapport à la vision (pour que je voie, mon œil ne peut pas ne pas percevoir) ;

• le deuxième est la conscience que j’atteinds de ma propre perception, de ses données et de son activité (pour que le fait que je voie me dise quelque chose sur ce que j’ai perçu, je dois reconnaître un degré déterminé d’effectualité à ce que j’ai perçu).

            Il s’agit ici de la traditionnelle polarité de base, selon laquelle existeraient l’objectivité d’un monde extérieur objet de la connaissance et la subjectivité connaissante qui perçoit un tel monde. La méthode explicative insiste sur cette polarité, et en « résout » les paradoxes à travers la formalisation et l’universalisation des données sur lesquelles l’explication causale peut enfin intervenir.

            Toutefois, nous savons combien, depuis le Tractatus, la perspective hypothético-causalistico-explicative est étrangère à la méthode et aux centres d’intérêt de la philosophie wittgensteinienne, philosophie analytique et descriptive.

            Les implications théoriques et épistémologiques d’une telle option descriptive s’avèrent évidentes si l’on reste à l’intérieur d’un horizon « culturel », auquel appartiennent d’une certaine façon, par exemple, les questions abordées par le Wittgenstein qu’on appelle anthropologue.

            Cependant, de telles implications commencent à devenir problématiques quand on se rapporte au domaine perceptif, c’est-à-dire au domaine où est en jeu le mode selon lequel l’être humain et le monde se connaissent et se reconnaissent à chaque instant ; mode sur lequel l’historicité de la perception intervient, certainement, et qui toutefois possède un degré de primitivité qu’on ne saurait éliminer.

            Nous pouvons dès lors observer comment dans les différentes formulations de la même position, selon laquelle l’adoption du lien causal consiste en un acte superstitieux[2], Wittgenstein ne se soucie pas de distinguer cause finale, cause efficiente et cause formelle.

            Un tel silence sur l’articulation du problème de l’origine — problème que Wittgenstein garde à l’esprit, comprenant l’origine non pour sa valeur génétique mais pour sa valeur de démarcation temporelle, de « avant et après » — ne peut pas s’expliquer par le seul fait que la pensée wittgensteinienne se tient à l’écart de toute tension de compréhension holistique de l’existant. Un tel silence est plutôt dû au fait que l’objectif philosophique de Wittgenstein est exclusivement celui qui, à l’intérieur du schéma causal, serait évalué comme effet, et qui pour Wittgenstein est en revanche le simple phénomène qui se présente sous nos yeux, une fois qu’ils sont ouverts — en un certain sens, je le dis ici en incise, Wittgenstein semble travailler dans des conditions d’epoché permanente.

            Dès lors, il apparaît clairement que la problématisation philosophique du fait que nous nous rendons compte de percevoir et que nous en rendons compte ne peut s’appuyer sur aucune forme d’hypothèse, pas même une hypothèse qui aurait comme fonction purement rhétorique d’encadrer le discours en le protégeant des objections extérieures à sa logique propre — sa structure est en effet la même que l’explication causale.

            Mais est-il possible de décrire des portions d’espace instablement définies par le champ visuel, qui peuvent être vues chaque fois avec des résultats contradictoires, du moment qu’« il n’y a pas un cas proprement spécifique d’une telle description »[3], mais qui n’en sont pas pour autant erronés ?

            Il s’agit là d’un point crucial. En effet, si la portée du paradigme descriptif restent valables uniquement s’ils sont circonscrits aux disciplines dont le caractère narratif est particulièrement marqué, et où, par conséquent, l’issue mythologique d’un schéma causal est évident, alors l’option desciptive pourra certainement jouir d’une valeur esthétique — il suffit de penser au passage que nous trouvons aujourd’hui comme « Introduction » aux Remarques philosophiques, et surtout à la valeur « thérapeutique » de la philosophie wittgensteinienne —, mais pour ce qui est de la valeur euristique, l’option descriptive se réduirait à une pure et simple pétition de principe.

            Nous pouvons commencer à affronter la question en observant que Wittgenstein n’entend absolument pas exclure de son propos les données de la perception, au contraire, mais bien plutôt l’idée de la nécessité d’en retirer une forme de cohérence interne qu’on puisse amener à la légalité scientifique. Les données de la perception — visuelle, auditive, tactile — sont donc envisagées pour la façon dont elles se présentent à nous « naturellement » et dont nous les conservons dans notre mémoire, c’est-à-dire déjà à l’intérieur d’une première praxis épistémologique, à l’intérieur de notre jeu linguistique naturel. Ce que nous savons de la perception est seulement le souvenir des impressions sensibles, simples ou synesthétiques, et c’est ainsi que l’envisage Wittgenstein, indépendamment de quelque analyse psychologique que ce soit, et surtout indépendamment d’une possible systématisation de ces impressions.

            Or, le fait que l’homme soit sentant, le fait que ce soit le propre de l’homme que de sentir, rend le sujet prêt pour l’erreur. Il ne s’agit pas ici de sa faillibilité, donnée négative de sa constitution d’où dériverait la fausseté irrachetable de la connaissance. L’exemple du bâton qui plongé dans l’eau est vu comme cassé est significatif non pas parce que, une fois qu’on a retiré le bâton de l’eau, le résultat de l’impression visuelle peut « être corrigée » et le bâton être enfin vu comme il faut savoir qu’il est « réellement », mais parce que, tandis que le bâton est immergé, nous pouvons le voir comme cassé et le toucher comme entier.

            Le sens commun auquel se réfère Wittgenstein n’est pas un sens naïf qui se laisserait tromper par l’apparence des choses, et que la science aurait le devoir de corriger, mais c’est le sens qui correspond à l’apparaître des choses, qui les reconnaît à leur façon de se présenter (elles se « présentent comme »), en tant que vues et touchées. Le bâton est cassé en tant que vu et droit en tant que touché.

            La question se pose alors de la façon suivante : comment puis-je décrire ce qui se présente à ma perception, si la postulation d’une éventuelle exactitude de mes données perceptives n’infirme ni ne confirme le bien-fondé d’une telle description ?

            Pour répondre à cette question, les analyses que Wittgenstein consacre à la couleur s’avèrent capitales. Nous nous appuierons sur ces analyses, en même temps que sur les annotations consacrées au problème de la certitude, rédigées à la même époque de sa vie, et nous resterons conscients du fait que l’intérêt que Wittgenstein porte aux couleurs est méthodologique, loin des possibilités d’applications pratiques comme d’un éventuel rôle de ces analyses dans des sciences telles que l’optique ou la physique de la lumière.

            La seule affirmation certaine que l’on puisse faire sur la couleur est que, généralement, la perception visuelle d’une couleur ne correspond pas à sa réalité physique. Par ailleurs, on est amené à dire que les couleurs « existent », ou, mieux, qu’« il y a » des couleurs. De plus, comme nous l’enseigne n’importe quelle image, les couleurs constituent le degré minimal d’identification.

            En 1950, année où il commence à s’occuper systématiquement de la question des couleurs, Wittgenstein lit la Farbenlehre de Goethe qu’il citera dans plusieurs passages des Remarques. On sait que l’œuvre de Goethe est composée de trois sections : la première consacrée aux couleurs physiologiques, la deuxième aux couleurs physiques, et la troisième aux couleurs chimiques. La partie la plus significative pour notre propos est la première, dans laquelle la couleur est traitée comme une donnée qui se réalise en unité avec l’homme, ce qui fait qu’il s’avère difficile, sinon impossible, de distinguer entre donnée chromatique et expérience chromatique. Une telle difficulté, pourrait-on objecter, existe toujours et depuis toujours. Toutefois, le tableau semble moins évident si nous gardons à l’esprit le fait que les couleurs physiologiques étaient traditionnellement considérées comme des illusions chromatiques.

            De ce type sont les couleurs qui se créent par des interactions particulières de la lumière ou par des réactions spécifiques de l’œil. Un exemple significatif est celui de l’effet post-image, dans lequel on a une inversion en contraste. Nous nous appuyons ici sur le travail de Josef Albers, qui doit beaucoup à la Farbenlehre : quand on fixe une surface carrée blanche, sur laquelle sont régulièrement disposés des cercles jaunes, par exemple neuf cercles en trois rangs de trois, qui laissent entre eux un espace blanc en forme de losange, et que l’on dirige ensuite l’œil sur une surface blanche identique à la précédente et comme elle posée sur un fond noir, on verra apparaître les losanges blanches comme jaunes. Albers commente : « Aucun œil normal, même le plus entraîné, n’est à l’abris des illusions de couleur. Celui qui prétend voir les couleurs indépendamment de leurs modifications illusoires n’abuse que lui-même, et personne d’autre »[4].

            À l’égard de telles « illusions », l’attitude de Goethe consiste à reconnaître le fait que ce genre de couleurs n’existe pas dans le sens où elles ne sont pas les teintes d’un objet ; toutefois nous les voyons et c’est là un motif suffisant pour leur reconnaître une valeur de vérité. Elles sont proprement des couleurs de l’œil.

            Pourquoi donc, dans la tentative de comprendre le rôle de la perception dans la praxis gnoséologique, nous intéressons-nous à l’illusion perceptive, d’autant plus que la question de fond qui guide l’enquête wittgensteinienne est uen question sur la connaissance et même sur la certitude de la connaissance et, plus encore, sur la valeur publique d’une telle certitude ? Une première réponse, encore approximative, est que l’objet de l’analyse wittgensteinienne n’est ni le pigment ni l’arc-en-ciel, ni la production de substances colorées ni la réalisation d’effets chromatiques. L’objet est la couleur comme expression par excellence de la logique de l’apparaître à laquelle nous correspondons.

            La conséqence immédiate de cette position est l’affirmation qu’il ne peut pas y avoir d’« illusions » optiques, au sens où une donnée qui ne correspond pas à une vérité physique ou chimique n’est pas, de ce fait, illusoire, n’est pas une erreur de la perception, de l’imagination ou du souvenir. Goethe en arriva à soutenir que c’est « un blasphème de dire qu’il existe des illusions optiques »[5]. Avec Wittgenstein, nous pourrions ajouter qu’un paradigme descriptif ne considère pas la possibilité de qualifier ses propres éléments comme illusoires.

            À ce stade de la réflexion, je voudrais rappeler ce qui me semble le pivot de l’ensemble de l’analyse de Wittgenstein sur la certitude. Il écrit : « La différence entre les concepts “savoir” et “être sûr de” n’est pas du tout d’une grande importance; sauf dans le cas où “Je sais” est censé vouloir dire : “Je ne peux pas me tromper” ». [6] Savoir et être sûr ne présentent donc pas de différences majeures au moment où le problème posé par la certitude de la connaissance ne concerne pas la relation entre niveau théorique et niveau empirique, mais la possibilité logique de l’erreur, possibilité qui est par rapport aux deux niveaux absolument transversale. Cela signifie que la fonction du noyau « Je sais » est une fonction de garantie : il est condition de possibilité du jeu linguistique et, comme tel, en soi il ne dit rien.

            Il n’est donc pas l’hypothèse préalablement favorable à l’effectivité de ma connaissance que nous mentionnions auparavant — le fait que je sache ne signifie en aucune manière, par exemple, que j’aie raison. Le problème est alors non pas comment le système de mes affirmations correspond de façon ponctuelle et univoque à ce dont je parle, mais comment on réussit à s’orienter dans un système qu’on connaît, qu’on sait plein de contradictions. La constellation problématique est celle de la garantie, à l’intérieur de l’illusion, de la valeur de vérité de l’erreur.

            Sommes-nous ainsi en train d’ouvrir les porte à la pire des éristiques ? Tout est-il vrai parce que nous ne pouvons dire de rien que c’est faux ? Rien ne serait illusion parce que tout est illusion ? Nous sommes ici dans une position périlleuse et ambiguë, et la seule issue, pour ce qui est du plan perceptif, consisterait, semble-t-il, à opérer un brusque retour à la distinction entre qualités primaires et qualités secondaires, et pourtant la voie est nécessairement autre.

            Un premier indice nous est offert par la simple observation que les termes que nous utilisons pour les couleurs sont employés dans un monde où il est improbable de rencontrer des surfaces parfaitement monochromes, une peau homogènement rose, une neige impeccablement blanche, une chevelure uniformément noire. Précisément quand nous disons « ceci est rouge », en utilisant un mot qui indique, circonscrit, différencie et qualifie ce dont nous sommes en train de parler, nous arrivons en réalité à une formulation très approximative dans la description de la donnée perceptive. Une approximation que, par ailleurs, nous sommes tout de suite prêts à reconnaître, quand on nous propose à côté un autre rouge, ou quand nous acceptons de voir comme rouge une tache qui n’est pas rouge — qu’on pense à de nombreux blancs de Matisse, d’autant plus blancs qu’ils sont composés de roses différents !

            Sur la couleur nous avons donc une pensée pratique, non pas une pensée théorique. Wittgenstein écrit : « Le “langage naïf” – c’est-à-dire notre manière normale et naïve de nous exprimer – ne contient certainement pas une théorie du voir – il ne nous en dévoil pas une théorie, mais soulement un concept »[7]. Quelle est alors la relation entre approximation et concept ? Quand nous disons « ceci est rouge », voulons-nous vraiment dire que ceci — mais où finit « ceci » ? — est rouge, ou que la zone qui se distingue des corps qui lui sont proches par une certaine prévalence de la couleur rouge nous semble être, à présent, en ce moment précis, rouge ?

            Le concept de voir et le concept de couleur sont ce dont il est question dans les Remarques sur les couleurs. Quant au concept de couleur, nous le lisons au fur et à mesure, il est constitutivement indéterminé, s’appliquant à un objet dénué d’identité individuelle, dont la nature consiste à être chaque fois une variation des caractères de la famille chromatique à laquelle il appartient. Nous ne pouvons pas atteindre la connaissance de tous les membres possibles de sa famille mais, si on nous présente deux couleurs, nous savons en reconnaître l’éventuelle affinité et, le cas échéant, le degré qui est propre à cette affinité. C’est là la raison pour laquelle les illusions optiques s’avèrent importantes : elle dépend du fait que « Notre problème n’est pas causal, mais conceptuel »[8]. – Il faut observer, soit dit en passant, que cette affirmation fait office de commentaire de la position selon laquelle « Le phénomène est à première vue surprenant, mais una explication physiologique en sera certainement trouvée »[9].

Dans De la certitude, Wittgenstein nous dit que quand on parle d’un « objet physique », on utilise un « concept logique », exactement comme on le fait pour la « couleur ». C’est pourquoi on ne peut pas admettre une proposition telle que « il y a donc des objets physiques », ni, par conséquent, « il y a donc des couleurs »[10]. L’affirmation « il y a donc des objets physiques » étant donné que « je sais qu’il y a des objets physiques » est admissible seulement si elle est du même type que « il y a donc des couleurs », entendue comme proposition grammaticale[11].

Toutefois, on n’a jamais nié que les couleurs existent, et même on a vu comment, d’une certaine manière, elles existent d’autant plus qu’elles sont illusoires, qu’elles sont indépendantes de raisons physiques et chimiques ; elles dépendent en revanche du simple fait que, placées sous des stimulations déterminées, nous les voyons, et nous pourrions donner de nombreux exemples significatifs pour montrer qu’une telle position ne nous entraîne pas irrésistiblement vers le gouffre d’un solipsisme idéaliste qui pourrait se profiler à l’horizon[12].

Nos données perceptives s’avèrent ainsi avoir une « existence grammaticale » : la valeur, valeur grammaticale, du verbe « être » est « se donner comme » — et on peut alors comprendre la raison ultime de la critique que Wittgenstein adresse à Moore dans De la certitude, une critique adressée surtout au présupposé de la necessité de la certitude de l’existence ontologique[13]. Ce qui appartient à notre monde perceptif jouit d’une identité protéiforme dont nous saisissons à des moments différents des aspectualités différentes. Nous le « voyons comme… », lui se « donne à nous comme », il se donne à nous selon un aspect.

            Dans De la certitude, Wittgenstein soutient que même une erreur a — est — un aspect[14]. On peut parler d’aspect quand ce que je peux savoir du triangle et la perception du triangle qui est sous mes yeux[15] arrivent congrûment à la conscience au même moment. Je vois alors comme un trou un triangle obscur creusé dans la terre et entouré d’herbe verte. Voilà pourquoi les yeux de Ptolémée, Kepler, Tiho Brahe et Copernic ont pu percevoir toujours la même image, et toutefois nous avons quatre théories cosmologiques différentes. Wittgenstein écrit : « Le véritable mérite d’un Copernic ou d’un Darwin ne fut pas la découverte d’une théorie vraie, mais celle d’une nouvelle et fructueuse manière de voir»[16].

À l’intérieur d’un système descriptif, couleur et aspect partagent la même position : « “Je vois cette figure comme un…” ne saurait être vérifié (sinon quant au sens) pas plus que “je vois un rouge eclatant”. » Certes, comme preuve de la constriction à la réalité à laquelle nous conduit la couleur, tandis que je peux dire “‘Imaginez ceci’” et “‘Voyons la figure maintenant comme ceci’”, je ne peux pas demander :“ ‘Voyez cette feuille maintenant comme verte’”[17].

Le « voir comme » n’est pas, nous pouvons enfin le dire, le simple résultat de l’interaction entre l’état du voir et la praxis de l’interprétation. On « voit comme » quand on identifie et quand on reconnaît un changement d’aspect qui a son résultat dans une description : « je décris le changement [d’aspect] comme une perception ; tout de même que si l’objet avait changé sous mes yeux »[18], mais je ne me demande pas si l’objet a changé, je m’autolimite à enregistrer qu’il apparaît ainsi à mes yeux. « La couleur de l’impression visuelle correspond à la couleur de l’objet (ce buvard me paraît rose, et il est rose) – la forme d’une impression visuelle à la forme de l’objet (il me paraît rectangulaire, et il est rectangulaire) mais ce que je perçois au moment de la naissance d’un aspect n’est pas une propriété de l’objet mais une relation interne entre lui et d’autres objets. »[19]

C’est pour cela que je peux soutenir que je le perçois différemment et que, en même temps, je continue à savoir que l’autre image, en soi, est restée inchangée. (C’est pour cette raison que nous pouvons dire au passage que la cécité à l’aspect, thème qui revient constamment dans les Remarques sur la couleur, correspond au fait de ne pas savoir reconnaître le moment ponctuel où a lieu un changement. On voit des choses différentes mais on n’est pas capable de les insérer dans une série, on n’est pas en mesure d’en reconnaître les liens, on n’est pas en mesure de présenter les données).

Nous sommes enfin arrivés à la perspective esthétique annoncée au début, une esthétique qui, il faut le préciser tout de suite, ne doit pas être recherchée dans les rares mots que Wittgenstein lui consacre, lui reconnaissant un caractère transcendantal, et qui ne peut évidemment pas valoir comme ensemble des préceptes du goût. Elle a plutôt un caractère fortement épistémologique. La pensée de Wittgenstein ouvre la voie à une épistémologie esthétique, une science constitutivement descriptive, qui se soucie de dire les modalités de réception et de narration avec lesquelles nous pouvons raisonnablement soutenir que nous voyons et reconnaissons le visible une fois que d’une part on a nié à un tel visible toute nature ontologique (qu’il s’agisse de la lui attribuer ou de la lui reconnaître), et que d’autre part saute la relation entre plan ontologique et plan épistémologique, qui fait qu’on atteint le visible comme le résultat d’un acte représentatif.

            À l’intérieur d’une épistémologie descriptive l’aspect, qui en est le pivot, occupe la place qui dans le système représentatif appartient à la vraisemblance. Si la vraisemblance introduit à une échelle de réalité, l’aspect montre que l’erreur n’est pas le « faux » mais une donnée absolument compatible avec l’ensemble des connaissances, et qui dit des choses importantes à cet égard — qu’on pense, par exemple, aux affirmations que nous trouvons dans les Remarques sur le rameau d’or de Frazer relatives à la danse de la pluie.

On observe[20] l’aspect, qui n’est pas une image mais l’expression d’une relation, tout comme on reconnaît la relation entre deux membres apparentés. L’aspect comprend la naturalité de la perception visuelle et la contingence historique qui occasionnent le moment de voir. Voir et interpréter sont des moments qui collaborent à l’intérieur d’une épistémologie descriptive. L’« heure » du « voir comme » interdit une solution à l’esse est percipi et intègre un fort élément de culturalité.

            Le surgissement soudain de l’aspect nous place au centre de la relation entre « voir comme » et « voir comme si ». Wittgenstein écrit : «  Du moment que je dis : “Nous considérons un portrait comme un être humain” ; – quand et pour combien de temps le faisons-nous ? Toujours, pourvu que nous le voyions absolument ainsi (et ne le voyions pas, par hasard, comme quelque chose d’autre) ? Je pourrais répondre affirmativament à ceci, et par là déterminer le concept de considérer. La question est de savoir si un autre concept, se rapportant à celui-ci, a également de l’importance pour nous : soit le concept de voir tel quel qui n’intervient que pendant que je m’intéresse au tableau en tant que l’objet qu’il représent [der dargestellt ist] »[21] Et encore : « “Maintenant je le vois comme un…” va de pair avec “J’essaie de le voir comme…” ou “Je n’arrive encore à le voir comme…”. Mais je ne puis essayer de voir l’image conventionelle d’un lion en tant que lion, pas plus qu’un F en tant que cette lettre. (Bien que je puisse le voir par exemple comme une potence) »[22].

La ponctualité descriptive semble donc nier toute différence entre naturalité et artificialité de l’impression sensible, entre le chant du rossignol mécanique et celui du rossignol naturel dans le conte d’Andersen : « Je peux voir quelque chose en tant que cela-même dont il pourrait être una image », quand « les aspects dans le changement d’aspect sont ceux-là que la figure pourrait sous certaines conditions avoir de façon permanente dans l’image. »[23]

C’est cette constellation indéfinie de possibilités, exemplifiée dans la fiction artistique, qui nous permet de comprendre enfin la différence entre le « Je sais » comme condition de possibilité et le « Je sais » comme certification de la possession de la connaissance, qui est possible seulement a posteriori, quand, comme Wittgenstein le dit dans De la certitude, je réussis à dire : « Je croyais savoir ».


[1] L. Wittgenstein, Investigations philosophiques, traduit de l’allemand par P. Klossowski, Gallimard 1961, partie II, cap. XI.

[2] Voir L. Wittgenstein, Tractatus logico-philosophicus, traduit de l’allemand par P. Klossowski, Gallimard 1961, 5.135-5.1361.

[3] L. Wittgenstein, Investigations philosophiques, partie II, cap. XI.

[4] J. Albers, L’interaction des couleurs, traduit de l’américain par C. Gilbert, Hachette, Paris 1974, p. 45.

[5] J.W. Goethe, “Beiträge zur Optik”, dans  Die Schriften zur Naturwissenschaft, Leopoldine Ausgabe, édité par D. Kuhn, R. Matthei, G. Schmidt, W. Troll, K.L. Wolff, W. Engelhardt, Weimar 1947, vol. 3, p. 93.

[6] L. Wittgenstein, De la certitude, traduit de l’allemand par J. Fauve, Gallimard, Paris 1965, 8.

[7] L. Wittgenstein, Fiches, traduit de l’allemand par J. Fauve, Gallimard, Paris 1970, 223.

[8] L. Wittgenstein, Investigations philosophiques, partie II, XI, p. 268.

[9] Ibid.

[10]L. Wittgenstein, De la certitude,  36.

[11] Ivi, 57 et 58.

[12] Voir encore J. Albers, L’interaction des couleurs.

[13] Voir à ce propos l’essai introductif de A.G. Gargani a L. Wittgenstein, Della certezza, Einaudi, Torino 1999, pp. VII-XXX.

[14] Voir L. Wittgenstein, De la certitude, 32.

[15] Voir L. Wittgenstein, Investigations philosophiques,  partie II, cap. XI.

[16] L. Wittgenstein, Remarques mêlées, (1931), édité par G.H. von Wright, traduit de l’allemand par G. Granel, T.E.R. 1984.

[17] L. Wittgenstein, Investigations philosophiques, partie II, cap. XI.

[18] Ibid.

[19] Ibid.

[20] Voir L. Wittgenstein, Investigations philosophiques,  partie II, cap. XI: “Je contemple un visage, et remarque soudain sa ressemblance avec un autre. Je vois qu’il n’a pas changé ; et cependant je le vois différemment. Je nomme cette experience ‘ remarque d’un aspect’.”

[21] Investigations philosophiques,  partie II, cap. XI.

[22] Ibid.

[23] Ibid.