Delphine Chapuis

Les sense data jouent-ils un rôle dans la connaissance ?

 

 

 

Quel est le rôle et la place des données des sens par rapport à la connaissance ? Nous tenterons d’examiner cette question en prenant comme point d’appui la pensée de Schlick. Plus précisément, nous partirons de la critique que le philosophe viennois adresse à l’idée russellienne de connaissance par contact direct (knowledge by acquaintance). Il apparaîtra que Schlick considère que les données des sens ne constituent pas en elles-mêmes l’objet d’un type de connaissance spécifique. Le contenu de notre expérience est indicible en tant que tel, et c’est la raison pour laquelle les données des sens ne peuvent entrer dans le registre par définition énonciatif de la connaissance. Nous verrons alors que l’un des enjeux de la critique de la connaissance par contact direct, ou connaissance intuitive, est le rejet de l’opposition métaphysique entre réalisme et idéalisme : refuser que les données des sens constituent en tant que telles des objets de connaissance est lié à la défense de ce que Schlick nomme un réalisme empirique. Mais si les données des sens n’appartiennent pas au registre cognitif à proprement parler, elles ne sont pas moins essentielles pour la connaissance, et ce du point de vue du sens comme de celui de la vérité des énoncés cognitifs. C’est là ce que nous examinerons en dernier lieu, mettant cette idée à l’épreuve de la critique que lui oppose Neurath.

 

I – L’intuition n’est pas une connaissance

a. Les sense-data ne constituent pas l’objet d’un genre spécifique de connaissance

 

Revenons tout d’abord brièvement sur l'idée russellienne de connaissance par contact direct. Russell oppose, dans les Problèmes de Philosophie, l'idée de connaissance par description à celle de connaissance par contact direct (by acquaintance). Ces deux connaissances constituent deux genres logiquement distincts. « Nous dirons que nous avons l'expérience directe (acquaintance) d'une chose, quand elle est là directement devant nous, que nous en avons conscience, sans l'intermédiaire d'aucun processus d'inférence ou de quelque connaissance de vérité que ce soit » (Russell, Problèmes de philosophie, Paris, 1989, p. 69). La connaissance par contact direct se caractérise par la réceptivité de l’esprit, et par le caractère de donné de ses objets. Elle se situe de ce fait en deçà de la problématique du vrai et du faux ; elle réside dans la pure présence à moi de l’objet. Russell affirme en effet : « La connaissance des choses, quand elle est du genre que nous nommerons connaissance par expérience directe (by acquaintance), est essentiellement plus simple que la connaissance des vérités, et logiquement indépendante d'elle » (Russell, ibid., p.69). On se situe sur le registre d'un donné pur de toute élaboration rationnelle, qui se livre tout entier dans le présent de l’expérience, et c’est en cela que réside le caractère fondamental de ce type de connaissance.

La connaissance par contact direct se fonde (nous laissons ici volontairement de côté la connaissance des universaux) sur les données des sens, sur ce que les sens nous donnent à voir, entendre, toucher... « Appelons « sense-data » ces choses immédiatement connues dans la sensation : couleurs, sons, odeurs, les différentes duretés, rugosités, etc. Et appelons « sensation » l’expérience d’être immédiatement conscient de ces choses. » (Russell, ibid., p. 33-34). Ainsi, lorsque je perçois la couleur spécifique d’un objet donné : la table devant moi pour reprendre l’exemple de Russell, j’ai une connaissance immédiate de cette couleur. La présence à moi par le sens de la vue de la couleur particulière constitue en elle-même une connaissance à part entière. Par conséquent, si l’expérience sensible est assimilée à une forme de connaissance, le sense datum, le donné sensible, constitue pour sa part l’objet de ce type de connaissance particulier.

Schlick partagerait sans doute la caractérisation de l’expérience défendue par Russell : il défend également pour sa part l’idée que l’intuition est pure passivité, pure réceptivité de l’esprit à l’objet qui lui est donné dans l’expérience. Ainsi, l’un de ses exemples favoris d’intuition est l’expérience du bleu du ciel, expérience au cours de laquelle je me perds totalement dans la perception du bleu[1]. Mais l’analogie entre ces deux penseurs s’arrête là. En particulier, Schlick rejette avec force et détermination l’idée selon laquelle il est possible de parler de connaissance intuitive : on retrouve un tel rejet tout au long de la pensée de Schlick, et ce dès l’article de 1913 : « Y a-t-il une connaissance intuitive ? » (voir note 1). Il faut toutefois préciser que la pensée de Russell n’est pas l’objet privilégié de la critique de Schlick. Schlick ne s’oppose explicitement à Russell que dans le texte de 1932 intitulé « Forme et Contenu ». Ce sont plutôt les pensées d’auteurs comme Husserl ou Bergson que vise Schlick de façon spécifique et répétée ; et ce parce que ces auteurs font de la saisie directe de l’objet par la conscience dans l’intuition un mode de connaissance spécifique. C’est précisément l’idée que l’intuition consiste en un acte de l’esprit qui est la cible principale de Schlick lorsqu’il critique la connaissance intuitive.

Or, sur ce point, il s’accorde comme on l’a vu à la conception de Russell selon laquelle l’esprit est passif dans l’intuition. On pourrait alors être tenté de considérer que l’opposition de Schlick à Russell sur l’idée de connaissance intuitive se réduit à une simple question terminologique, sans relever de divergences de pensée profondes. Cette citation de Schlick semble nous orienter dans ce sens. « Bertrand Russell distingue la "connaissance par contact direct" (knowledge by acquaintance) de la "connaissance par description". Mais pourquoi au juste appeler la première une "connaissance" ? L’expression "contact direct" (acquaintance) toute seule me semble suffire ; et nous pouvons alors mettre l’accent sur la distinction entre "contact direct" et "connaissance". Il n’y a aucune similitude de signification entre ces deux termes. » (Forme et contenu, 2ème partie). Une telle interprétation pourrait être tentante, mais elle ne permet pas de saisir la critique schlickéenne dans toute sa portée. Critiquer l’idée de connaissance intuitive ne revient pas pour Schlick à une simple question terminologique, dans la mesure où, comme on va le voir, l’acceptation ou non de l’idée selon laquelle le donné sensible constitue une connaissance à part entière a des conséquences en ce qui concerne la connaissance d’objets non empiriques, et donc eu égard à la querelle métaphysique qui oppose les partisans du réalisme aux tenants de l’idéalisme.

 

b. Connaître un fait c’est en connaître la structure

Avant d’examiner cette question, penchons-nous avec plus d’attention sur la conception de la connaissance que défend Schlick. Il est remarquable que la connaissance s’oppose pour Schlick en tout point avec l’idée de connaissance intuitive. Tout d’abord, toute connaissance suppose en son fondement un acte de reconnaissance (et se distingue donc de la passivité de l’intuition). Connaître un objet c’est le reconnaître comme tel ou tel. Par là, Schlick ne prétend indiquer rien d’autre que le fait que connaître implique de pouvoir intégrer l’objet connu au sein d’un système : celui de la connaissance ; et plus précisément du langage de la connaissance. Reconnaître un objet comme tel ou tel, reconnaître qu’il entretient des relations déterminées avec les objets qui nous sont précédemment connus, cela n’est rien d’autre que de pouvoir décrire cet objet au moyen d’un énoncé. C’est la forme énonciative qui rend compte des relations de l’objet connu avec et les autres éléments du système de la connaissance.

Par conséquent, connaître un objet c'est pouvoir rendre compte de certaines structures au moyen d’énoncés déterminés. La connaissance est toujours connaissance de la forme, de la structure des faits du monde, ce qui s’oppose à la simple présence à moi de l’objet dans l’intuition. Prenons un exemple : connaître la couleur de la table devant moi, c'est être capable de décrire cette couleur au moyen d'un terme, disons « marron ». Ce terme de couleur occupe une place spécifique, au niveau de l'énoncé lui-même, par rapport au terme « table ». En vertu de cette place particulière, le terme « marron » apparaît comme une propriété du terme « table », c'est-à-dire qu'il est lié, dans des circonstances déterminées, par un certain type de relation vérifiable au terme « table ». A un autre niveau, celui de la logique et des règles d'usage du langage, le terme « marron » occupe une place déterminée par rapport au système des termes de couleurs, place en vertu de laquelle le marron est défini comme une couleur spécifique par rapport au bleu, au rouge, etc.

L’importance du caractère systèmatique de la connaissance s’oppose à l’idée sous-jacente à celle de connaissance par contact direct d’un objet cognitif isolé. Les données sensibles ne peuvent pas en tant que telles être exprimées dans la connaissance, précisément parce que la donation du sensible suppose une rupture avec le reste du monde, au sens où le donné sensible comme tel est absolutisé dans l’instant, comme un tout qui se suffit à lui-même. Lorsque l’on parle du donné, il n’y a donc pas lieu de distinguer entre un objet qui se donne, un sujet à qui cet objet se donne, et une entité intermédiaire qui serait le donné. Pour Schlick, parler du donné revient à parler du vécu, et c’est se placer à un niveau antérieurs à des distinctions de ce type. C’est là une conception de l‘intuition que Schlick rapproche lui-même volontiers de l’expérience éminemment privée du mystique, dont on peut contester qu’elle soit le paradigme de toute expérience intuitive. Quoi qu’il en soit, il apparaît au terme de ce premier temps de notre examen que Schlick défend une position que l’on peut qualifier de dualiste en opposant la connaissance structurelle d’un côté au donné brut de l’autre, donné qui n’est autre chose que la matière indicible du vécu. Nous verrons cependant que l’opposition doit pouvoir être surmontée, et cette position dualiste nuancée.

 

III – Contre l’opposition métaphysique du réalisme et de l’idéalisme, Schlick se pose en défenseur d’un réalisme empirique

Revenons à présent aux enjeux de la critique de l’idée selon laquelle les données des sens peuvent constituer en elles-mêmes une connaissance. Pour Russell, toute connaissance par description repose de façon fondamentale sur une connaissance par contact direct, notamment au sens où toute proposition que nous pouvons comprendre doit pouvoir être décomposée en ses constituants, dont nous avons une connaissance directe. Cela implique, pour les propositions qui portent sur des objets non-empiriques, d’accepter qu’il y a des objets universaux, tels les nombres ou les formes logiques. La connaissance par acquaintance est d’ailleurs un mode de connaissance qui s’applique aussi bien aux sense-data qu’aux universaux (voir Problèmes de Philosophie, p.125). Ainsi, accepter l’existence d’universaux ou d’essences semble le corrélat nécessaire à l’idée selon laquelle toute connaissance par description nécessite la connaissance par contact direct, ou par une quelconque forme d’intuition, des constituants de la proposition.

Or, cette position réaliste de type platonicien est une cible privilégiée de tout défenseur de l’empirisme logique. Ainsi, si Schlick ne critique pas cet aspect de la pensée de Russell, il s’attaque cependant à la notion husserlienne de Wesensschau (intuition des essences), qu’il interprète comme une forme de platonisme au sens où les essences constitueraient un domaine entièrement séparé des particuliers empiriques[2]. Accepter qu’il existe une intuition distincte de l’intuition empirique conduit finalement à l’adoption d’une position réaliste de type métaphysique, selon laquelle il existerait une réalité transcendante, distincte de la réalité empirique. En bon défenseur de l’empirisme logique, Schlick refuse toute position qui accepte l’existence d’objets ayant une réalité distincte de la réalité des objets dont on peut avoir une expérience empirique[3]. La distinction entre deux formes de connaissance entraîne finalement à postuler une réalité autre que la réalité empirique. Soit on admet que ce postulat peut être vérifié par une forme d’intuition particulière, à quoi il faut répondre en défenseur du sens commun qu’il n’y a d’autre expérience que sensible, soit on admet que ces objets transcendants sont inaccessibles à toute expérience, et donc à toute connaissance possible, mais cette affirmation n’en est pas moins dénuée de sens, en ce qu’elle ne décrit aucun fait vérifiable.

Pour autant, cela ne signifie pas que Schlick défende une position selon laquelle le réel se réduit au donné. Au contraire, il critique dans « Positivisme et Réalisme » une telle affirmation comme tout autant dénuée de sens que celle des partisans d’une réalité transcendante. Il est clair que Schlick est conscient de la possibilité d’une telle conclusion : « Si le refus de la métaphysique par le positivisme a la même signification que le rejet de la réalité transcendante, alors il semble que ce soit la conclusion la plus naturelle qui soit que de dire que [le positivisme] n’attribue de réalité précisément qu’à l’être non-transcendant. Le principe fondamental du positivisme semble être par conséquent « seul le donné est réel » » (Positivismus und Realismus, in Gesammelte Aufsätze, Vienne, 1938, p.87). Une telle conclusion conduirait à affirmer notamment que tous les objets dont parle la science, en tant que l’on ne peut en avoir une observation directe, ne peuvent être considérés comme réels. Pourtant, à supposer qu’il soit à jamais impossible de percevoir les électrons, le scientifique n’en déduit pas pour autant que ceux-ci ne sont pas réels. Contre l’idée selon laquelle les objets physiques ne sont que des constructions logiques à partir des données sensibles qui constituent pour leur part le critère ultime de la réalité (position défendue par Russell dans Notre connaissance du monde extérieur), Schlick affirme que « nous devons attribuer exactement la même sorte de réalité aux données de la conscience[4] et aux phénomènes physiques » (ibid. p.105).

Il est fondamental de noter que le donné ne constitue nullement un critère de ce qui est réel. Dire d’un objet qu’il est réel, ce n’est nullement affirmer que cet objet est donné ; ce n’est pas non plus attribuer une propriété à un objet, attribution dont la valeur de vérité pourrait être mise à l’épreuve. L’énoncé qui dit d’un objet qu’il est réel n’est pas une affirmation véritable, susceptible d’être testée par une expérience particulière — comme c’est le cas lorsque j’affirme par exemple que tel objet est bleu. Un objet est réel s’il a une place déterminée au sein du système des faits du monde, c’est-à-dire si, dans telles et telles conditions, on peut imaginer en avoir l’expérience. « Notre principe selon lequel la question qui touche au sens d’une proposition est identique à la question de sa vérification nous conduit à l’idée que l’affirmation de la réalité d’une chose est un énoncé sur des connections régulières d’expériences vécues » (Ibid. p.105). Dire que la table est réelle, ce n’est pas renvoyer à des données sensibles particulières ; c’est affirmer que dans un contexte et des circonstances déterminées, j’aurai telle expérience. Cela ne signifie pas que la table n’existe et ne soit réelle qu’au moment même où elle m’est donnée. Dire qu’elle est réelle, indépendamment du fait qu’elle me soit donnée dans l’expérience, c’est dire qu’elle pourrait l’être, si je me plaçais dans tel contexte déterminé.

Comme le montre l’exemple suivant, et c’est en cela que se caractérise le « réalisme empirique » que défend Schlick : dire d’un objet qu’il est réel, c’est affirmer l’appartenance de l’objet à un système dont la particularité est d’être lié à l’ensemble des données sensibles : « On ne peut soutenir qu’il y a des Okapis en Afrique que si l’on observe de tels animaux. Mais il n’est pas nécessaire que l’objet ou l’événement « eux-mêmes » soient perçus. Nous pouvons par exemple penser que l’existence d’une planète au-delà de Neptune puisse être déduite par l’observation de déviations avec une certitude tout aussi grande que par la perception directe d’un point de lumière dans le télescope. » (Ibid., p.102)

Les données sensibles ne sont pas plus l’objet d’un genre de connaissance particulier qu’elles ne fournissent un critère de réalité suffisant ou nécessaire. Elles constituent la sphère du vécu, et en tant que telles elles ne peuvent pénétrer la sphère de la connaissance. Cette distinction entre les deux sphères du vécu et de la connaissance est par conséquent liée pour Schlick au rejet de la querelle entre réalisme et idéalisme métaphysique, et va de pair avec la défense d’un réalisme du sens commun. Cette position réaliste permet d’affirmer qu’il existe bien des objets dont on peut dire qu’ils sont réels sans en avoir une expérience directe, et ce parce que ces objets ont une place définie dans le système de notre connaissance, lui-même lié aux données de l’expérience. Il faut alors examiner cette liaison qui semble désormais problématique entre ces deux domaines précédemment distingués avec soin. Comment un lien entre la connaissance et les données de l’expérience est-il établi ? Qu’est-ce qui autorise Schlick à prétendre que le système de la connaissance est bien lié à l’expérience, si les données des sens ne constituent pas comme telles une connaissance ? Et pourquoi est-il nécessaire de penser un tel lien entre les deux ?

 

III- Le donné comme point d’ancrage du langage dans le monde ?

Dans « Forme et Contenu », Schlick souligne la nécessité que le système formel de la connaissance soit interprété pour être à proprement parler cognitif : « Le cadre vide d’un système hypothético-déductif doit bien être rempli avec du contenu pour devenir une science qui contienne une connaissance réelle, et cela est accompli par l’observation (l’expérience). » (Forme et contenu, 2éme partie). Schlick défend par là une position fondationaliste, en ce qu’il prétend que le système de la connaissance doit avoir des points d’ancrage dans l’expérience. Ainsi, la définition d’un terme ne peut être donnée exclusivement en faisant appel à d’autres termes du système de la connaissance : il est nécessaire que la chaîne de définitions ait une fin, et seul le passage au niveau du donné et de l’observation permet que soit satisfaite et que cesse l’interrogation sur le sens d’un terme. Si vous vous demandez ce que signifie telle note de musique, enfoncez telle touche du piano et votre question trouvera une réponse définitive[5].

Ainsi, la référence au donné de l’expérience se fait en premier lieu par l’intermédiaire de définitions ostensives. De telles définitions mettent en correspondance un certain énoncé avec un certain complexe de données sensibles. On peut noter qu’une telle mise en correspondance se fait pour ainsi dire de l’extérieur : on choisit arbitrairement de faire correspondre un certain énoncé à l’expérience d’un certain fait, sans que l’un ne possède avec l’autre des propriétés communes. Schlick affirme que c’est la démarche caractéristique du scientifique : c’est par l’établissement d’une relation univoque entre l’observation ou la mesure d’un fait et un certain énoncé que les termes contenus dans cet énoncé sont définis : « on stipule — finalement par un accord arbitraire — que la proposition « dans telle et telle circonstances tel et tel fait est observé », doit être équivalent à la proposition « la quantité tant et tant a telle et telle valeur ». C’est ainsi que le signe désignant la quantité est relié à la réalité…l’observation implique le contenu, et c’est justement pour cela qu’elle peut lier nos symboles au monde réel — ou je devrais dire plutôt : les deux expressions « impliquant le contenu » et « reliant à la réalité » sont équivalentes quant à leur usage » (Forme et contenu, 2ème partie).

Recourir au contenu est nécessaire non seulement lorsqu’il s’agit de définir de façon fondamentale les termes du langage, mais aussi pour ce qui est de la compréhension par chacun d’un énoncé particulier : chaque individu doit remplir (fill in) la forme d’un énoncé en faisant appel au contenu de son expérience (voir op. cit., in Philosophical Papers II, p.333). Il y aurait donc en deçà de la détermination formelle du sens de l’énoncé au niveau intersubjectif du langage la nécessité pour chaque individu de s’approprier de façon subjective le sens de cet énoncé en faisant appel au contenu de son expérience. « La science est une structure logique commune à tous ceux qui sont capables de l’étudier. Chaque individu doit l’interpréter pour lui-même ; tous s’accordent sur la totalité de ce qui peut être exprimé et testé, mais nous ne pouvons même pas demander si ils sont aussi d’accord sur leur interprétation ; les contenus sont essentiellement privés et ne peuvent être comparés » (ibid., p.334). On voit ce qu’il y a de problématique et de paradoxal dans cette idée, qui implique un saut qualitatif du niveau intersubjectif et formel du langage au niveau subjectif, contentuel, de l’expérience. Waismann rapporte dans sa préface au deuxième volume des Philosophical Papers que Schlick lui-même était insatisfait par sa position telle qu’elle était exprimée dans « Forme et contenu ». Toujours selon Waismann, il faudrait recourir à l’article de 1934 intitulé « Über das Fundament der Erkenntnis » pour trouver une solution au dualisme entre forme et contenu tel que Schlick l’exprime en 1932.

Dans l’article de 1934, Schlick fait appel à un type d’énoncé spécifique : les constatations. Ces énoncés ont pour charge d’établir le lien entre les deux niveaux de la connaissance et de l’expérience. Comment cela est-il possible ? Ces énoncés, du type « ici, maintenant, bleu », sont censés rapporter directement les données de mon expérience sensible. Ils sont par définition privés ; et leur sens, comme leur validité, est cantonné à l’instant même où je fais l’expérience ainsi rapportée. Les constatations, sans appartenir véritablement ni au langage, ni à l’expérience, conjuguent cependant les propriétés des deux : 1. elles ont une certaine structure, qui permet de les comparer aux énoncés cognitifs véritables devant être compris ou vérifiés, 2. elles ont une validité absolue, certes restreinte à la durée de l’expérience qu’elles rapportent, mais néanmoins suffisante pour penser qu’elles fournissent un point d’ancrage du système de la connaissance dans l’expérience. C’est en finalement leur statut hybride qui rendrait possible un lien entre le langage intersubjectif de la connaissance et l’expérience sensible subjective. L’idée de constatation permettrait de rendre compte du rôle fondamental pour la connaissance de ce qui nous est donné dans l’expérience perceptive, tout en rejetant l’idée que le contenu de l’expérience entre lui-même dans la connaissance[6]. Réconcilier les deux membres duaux que sont langage et expérience nécessite donc de dissoudre ce dualisme à un niveau intermédiaire, dont il apparaît toutefois que l’on peut en contester la légitimité.

Recourir sur ce point à la critique de Neurath paraît particulièrement approprié. Dans « Physicalisme radical et monde réel », article paru en 1934 dans Erkenntnis (de même que « Sur le fondement de la connaissance »), Neurath oppose à l’idée schlickéenne de constatation une critique dévastatrice : il refuse l’idée selon laquelle il existerait des énoncés qui, parce qu’ils rapporteraient les données d’une expérience sensible privée, auraient un statut particulier par rapport aux autres énoncés de la connaissance. Neurath rejette avec vigueur l’idée que le sens d’un énoncé ou sa vérité puisse dépendre de l’expérience privée d’un sujet, par l’intermédiaire d’énoncés qui, tels les constatations, sont censés rapporter ce qui nous est livré dans une telle expérience. Une telle surestimation du rôle de l’expérience privée pour la connaissance n’est selon Neurath que le produit contingent (et devant être dépassé) d’une évolution historique déterminée. « Qu’un homme tienne en général avec plus d’obstination à ses propres énoncés protocolaires qu’à ceux d’un autre est un fait historique — par principe sans signification pour notre examen » (Neurath 1934, p.212). Autrement dit, ce n’est pas parce qu’un énoncé rapporte l’expérience d’un individu qu’il se distingue de façon essentielle, ni quant à son sens, ni quant à sa valeur de vérité, d’un énoncé qui rapporte l’expérience d’un autre individu[7]. La dénonciation d’un langage privé, qui sera reprise sur un autre mode par Wittgenstein, apparaît être un point fondamental de la critique neurathienne. Il n’y a pas de langage privé des données des sens, langage qui n’aurait de valeur que pour l’individu qui a cette expérience et qui, de plus, constituerait le soubassement du langage de la connaissance. En effet, même un énoncé du genre « ici, maintenant, bleu » est constitué par les termes du langage intersubjectif, qui ont un sens pour qui les entend ou les lit dans un contexte déterminé.

Une conséquence du refus par Neurath du langage privé des constatations est que les énoncés protocolaires, ou énoncés d’observation, n’ont pas de statut particulier par rapport aux autres énoncés : ils sont tout autant révisables que l’ensemble des autres énoncés de la connaissance : comme ceux-là, ils n’ont pas d’autre fondement que d’avoir été choisis par une communauté de scientifiques. Tout énoncé, même ceux dont la caractéristique est qu’ils contiennent un terme appartenant au vocabulaire de la perception[8], appartient au domaine intersubjectif du langage. Par conséquent, comprendre le sens d’un énoncé, pas plus que déterminer sa vérité, ne nécessite de recourir à un pur donné ineffable. « Au sein du physicalisme radical, les énoncés qui traitent de choses et de processus « indicibles », « ineffables », [i.e. les constations qui rapportent les données sensibles d’un sujet] se révèlent être des pseudo-énoncés typiques » (Neurath, 1934, p.349).

Neurath tente alors d’éliminer toute référence à des données sensibles hors du cadre de la connaissance. Ainsi en témoigne l’exemple d’énoncé protocolaire-type qu’il donne en 1934  : « Protocole de Karl dans l’espace de temps à 9 heures 14 minutes en un lieu déterminé : La formulation de Karl dans l’espace de temps à 9 heures 13 minutes était : dans la chambre il y avait dans l’espace de temps à 9 heures 12 minutes 59 secondes une table perçue par Karl » (Neurath 1934, p.348). Dans ce modèle d’énoncé protocolaire, tout est fait pour évincer le caractère privé et indicible de l’expérience : aucun terme indexical n’y figure : « je », « ici » et « maintenant » sont proscrits ; à leur place, on trouve des indications spatio-temporelles, et un nom propre permettant d’identifier une personne. La position de Neurath a de plus ceci de radical que ce n’est pas de la perception dont il est question, mais de l’objet perçu. Il semble que l’on puisse inférer de cela que non seulement il n’y a pas de donné sensible privé à l’origine du langage de la connaissance, mais même plus, il n’y a pas de donné sensible intermédiaire entre la perception d’un objet et sa description. Aucun recours à la sensation ou au donné sensible n’est requis pour légitimer la connaissance d’un objet.

Une position qui tente d’éliminer complètement tout renvoi à un niveau intermédiaire entre perception et description qui serait celui d’un pur donné sensible semble ainsi mieux apte à rendre compte des pratiques scientifiques effectives. Neurath souligne le fait que le sens des énoncés scientifiques, même lorsqu’il s’agit d’énoncés observationnels, n’est pas déterminé par l’observation, mais par l’accord d’une communauté scientifique. Cela signifie que lorsque l’on parle d’observation en science, on ne fait pas référence à des données sensibles privées, mais à des faits dont chacun peut, dans certaines conditions faire l’expérience, et qu’il décrit en faisant utilisant des termes intersubjectifs, compréhensibles et vérifiables par tous. La vérité des énoncés de la connaissance ne repose donc pas sur un donné privé inaccessible à la sphère de la connaissance, mais elle découle de pratiques scientifiques, qui s’insèrent dans un certain contexte spatio-temporel.

On pourrait soutenir que Schlick souligne, à travers la notion de constatation, la dimension existentielle de l’expérience, le versant psychologique de l’acceptation par chacun de certaines connaissances. Mais il paraît contestable d’accorder un rôle à cette dimension de l’expérience dans l’élaboration et la validation de la connaissance. Schlick lui-même en est d’ailleurs conscient lorsqu’il souligne l’impossibilité de vérifier complètement un énoncé scientifique, ainsi que le caractère finalement hypothétique de tout énoncé scientifique[9]. Finalement, Schlick est conduit à donner aux données des sens, conçues dans leur dimension privée et ineffable, un poids de justification qu’elles ne peuvent supporter, en raison même du caractère privé qui leur est conféré. Faire appel à l’expérience lors de l’élaboration et de la vérification de la connaissance est nécessaire, comme en témoigne l’importance de l’expérimentation et de l’observation, mais les données dont il est alors question n’ont pas le caractère que leur prête Schlick : avoir recours à certaines données sensibles n’est justifié que dans la mesure où un accord intersubjectif peut être obtenu quant aux énoncés qui décrivent de telles données. On est alors sur le registre de la perception d’objets, et non sur celui de la sensation, et de ces objets il est possible de donner une description dans le langage de la connaissance, sans qu’il soit besoin de recourir à la sensation pour fonder ou justifier ces énoncés observationnels.

 


[1] Voir par exemple l’article de 1913 « Gibt es intuitive Erkenntnis ? », (trad. angl. in Philosophical Papers I, éd. par Henk L. Mulder et B. Van de Velde-Schlick, Dordrecht and Boston, Reidel, 1978, p. 141-151), ainsi que la série de conférences publiée sous le titre « Forme et contenu » in Philosophical Papers II, éd. par Henk L. Mulder et B. Van de Veld Schlick, Dordrecht and Boston, Reidel, 1979, p.285-369.

[2] Il n’est pas sûr que l’interprétation de Schlick soit fidèle à la pensée de Husserl : les essences devraient plutôt être pensées sous l’horizon premier de leurs exemplifications empiriques particulières, mais ce n’est pas ici notre propos. Voir sur ce point l’article de Jocelyn Benoist, « Y a-t-il une logique de l’expérience ? », in Recherches Husserliennes, 12, Bruxelles, 1999.

[3] A ce titre, Schlick critique également la chose en soi kantienne. On peut se reporter sur ce point à « Forme et contenu », mais aussi à un article de 1918 « Apparence et essence » trad. angl. in Philosophical Papers I, p.270-287, ou encore au grand œuvre de Schlick : Allgemeine Erkenntnislehre, Frankfurt a. M., Suhrkamp, 1979, 3ème partie ; à l’article « Positivisme et réalisme », in Erkenntnis 3, 1932, p. 1-31, repris in Gesammelte Aufsätze, Vienne, 1938, trad. angl. in Philsophical papers II, p.259-284.

[4] Schlick emploie ici l’expression « données de la conscience » pour mettre en évidence la vacuité de la querelle métaphysique entre idéalisme et réalisme, mais cette expression ne signifie aucunement, comme nous l’avons déjà souligné, qu’il y ait une conscience qui « possède » ces données, on pourrait tout aussi bien parler ici de données sensibles, ou tout simplement de donné.

[5] Il est intéressant de noter que c’est précisément la conception systématique de la connaissance, selon laquelle toute connaissance s’inscrit dans un réseau de relations qui l’unit aux autres éléments du système, qui conduit Schlick à la nécessité de sortir du système pour retrouver le sol de l’empirie. C’est l’idée que le système de la connaissance doit pouvoir être établi en totale indépendance avec l’expérience, notamment du fait que les règles logiques du système son vide de tout contenu cognitif car elles ne résultent que d’un choix arbitraire, qui conduit Schlick a rétablir dans un second temps les ponts entre ce système autonome et l’expérience. Mais par ailleurs, si cette réconciliation est possible, c’est bien parce que le système de la connaissance est construit pour pouvoir, en des points déterminés, répondre à l’expérience. C’est une idée que l’on trouve déjà dans la Théorie générale de la connaissance (1918-1925) : les définitions implicites qui permettent de définir les termes de la connaissance indépendamment de tout recours au donné de l’expérience doivent pouvoir être remplacées par des définitions concrètes (cf. Allgemeine Erkenntnislehre, §7).

[6] Schlick l’affirme sans équivoque : « le contenu n’entre pas dans la science » (Forme et contenu, 2ème partie, p.334).

[7] Neurath affirme ainsi que l’énoncé protocolaire énoncé hier par Robinson a la même valeur pour Robinson lui-même que celui qu’énonce Vendredi (Neurath 1932/33, p.211, 1934 p.358).

[8] Les énoncés protocolaires sont construits par emboîtement d’énoncés les uns dans les autres, chacun contenant des indication précises de temps et de lieu. Il est de plus essentiel que le dernier membre de cet emboîtement contienne un terme appartenant au vocabulaire de la perception. Voir Neurath 1932/33, p.208 : « L’expression contenue dans la dernière parenthèse est, dans les énoncés protocolaires complets, un énoncé qui indique un nom de personne et un terme appartenant au domaine des termes de perception ».

[9] Voir Positivismus und Realismus, in Op. Cit., p.95 : « Es ist ja allgemein anerkannt, dass auch die sichersten Sätze der Wissenschaft immer nur als Hypothesen anzusehen sind, die für weitere Präzisierung und Verbesserung offen bleiben », et « On the foundation of knowledge », in Philosophical papers II, p.386 : « the propositions of science are one and all hyptothese, the moment they are seen from the standpoint of their truth-value, or validity…these absolutely fixed points, the affirmations, we have come to know in their particularity ; they are the only synthetic propositions which are not hypotheses »