Emmanuel Halais

 

Sense-data : derrière les apparences

 

 

 

Je reprends ici la discussion du thème des sense-data telle qu’elle est présentée dans l’œuvre de Moore, selon la perspective suivante : la distinction entre les sense-data et choses matérielles n’est pas une distinction réductible à une question épistémologique abstraite, mais recouvre un certain type d’attitude par rapport au monde, de place que l’on y occupe. Cette perspective est mise en relief par l’interprétation de Bouwsma de l’œuvre de Moore, qui consiste à replacer les sense-data et les objets matériels dans le contexte de leur découverte philosophique, de la découverte de ce qui est, en un sens particulier, caché. Je discute donc ici de cette interprétation, et également du lien que je vois entre ce thème des sense-data  et d’autres images philosophiques et littéraires qui cristallisent l’idée du scepticisme comme attitude ; ainsi que du rapport ambigu de la philosophie – au sens de  Moore - à cette attitude.

 

 

 

Trois approches possibles

 

 

Il y a trois façons de s’intéresser à la question des sense-data : une première peut être de prendre la distinction entre sense-data et objets physiques ou choses matérielles, et d’examiner la relation entre les deux termes ; c’est à dire reprendre le problème là où Moore l’avait laissé. Suivant cette direction, il y a trois types de possibilités, quant à la question de savoir si les sense-data sont des parties des surfaces des choses matérielles. Braithwaite, dans « G.E. Moore, 1873-1958 »[1], mentionne trois types de réponses possibles à la question « Qu’est-ce que je sais (know) d’un sense-data quand je sais que c’est un sense-data de ma main ? ». (1) je sais que le sense-data est une partie de la surface de ma main (réalisme direct) ; (2) je sais qu’il y a une partie unique de la surface de ma main qui entretient une « relation ultime » R au sense-data (représentativisme) ; (3) tout ce que je connais (know)  est un ensemble de faits hypothétiques avec l’effet que, si certaines conditions avaient été remplies, j’aurais dû percevoir d’autres sense-data intrinsèquement reliés selon certaines manières à ce sense-datum (phénoménalisme).[2] Braithwaite rapporte aussi que dans les écrits de Moore, il est surtout question du « réalisme direct ». Mais après quarante années, il a définitivement abandonné le réalisme direct, ce dont témoigne son dernier article, « Visual sense-data »[3]. Il note également que dans ses conférences de Cambridge, au milieu des années trente, le phénoménalisme a reçu un traitement plus favorable que ce que l’on aurait attendu. Ces directions générales étant posées, il est donc possible d’utiliser la terminologie de la distinction sense-data/choses matérielles en reprenant  nouveaux frais la discussion entre réalisme direct, représentativisme, et phénoménalisme.

Une deuxième façon de s’y intéresser, d’une manière moins favorable, peut être de montrer que la notion même de sense-data est une invention qui non seulement n’est pas explicative, mais qui bloque l’accès à une théorie de la perception qui serait explicative. Dans ce cas, on peut dire que la distinction entre sense-data et choses matérielles est artificielle et crée des problèmes là où il n’y en a pas – une sorte d’archétype d’invention philosophique gênante. Je n’insiste pas sur cette possibilité, en particulier parce qu’elle est la plus attrayante – du moins à première vue – et parce qu’il est assez facile de voir quels types d’arguments on pourrait donner.

Il peut y avoir une troisième approche : essayer de replacer les concepts de sense-data et de chose matérielle, la spécificité de ces concepts, dans le contexte de la démarche de Moore (d’une démarche philosophique), essayer de voir en quoi ces concepts interviennent dans une telle démarche. C’est une approche qu’il faut détailler avec soin, parce qu’il ne s’agit pas de quelque chose d’identifiable sous le label « histoire de la philosophie » (ce que l’on pourrait faire en disant que Moore a hérité sa problématique de Tel et Tel, qu’il se démarque de Tel et Tel, que les concepts de sense-data et de chose matérielle – en son sens – sont dérivés des concepts philosophiques X et Y, etc). Ce n’est pas non plus, je crois, de la psychologie – si tel était le cas, cela ne pourrait être que de la mauvaise psychologie (ce qui est peut-être le cas) ; et dans la mesure où ça n’en est pas, se posera la question de savoir en quoi ce n’est pas que Moore qui est concerné (j’ai à l’esprit une remarque de Cora Diamond sur Wittgenstein dans « Le visage de la nécessité » : « Maintenant, on pourrait demander : qui, excepté Wittgenstein, est jamais entré dans ces complications ? Si je dis que nous sommes enclins à parler comme si une vérité profonde sur le monde sous-tendait le fait que ceci ou cela fait sens ou non, il est peut-être certain, c’est entendu, que Wittgenstein a tenu ce genre de propos, mais pourquoi est-ce que j’en fais quelque chose d’universel, du moins parmi les philosophes ? »).[4]

 

 

 

La découverte, le caché, l’étrange

 

 

Je prends comme point de départ trois citations :

 

« To begin with, it seems to me that the most important and interesting thing which philosophers have tried to do is no less than this, namely : to give a general description of the WHOLE of the universe, mentioning all the most important kind of things which we know to be in it, considering how far it is likely that there are in it important kinds of things which we do not absolutely know to be in it, and also considering the most important ways in which these kinds of things are related to one another. I will call this, for short, “Giving a general description of the WHOLE universe”, and hence will say that the first and most important problem of philosophy is: to give a general description of the WHOLE universe.” (Moore)[5]

 

“Enfants, la fiction n’est que la vérité que cache le mensonge, et la vérité cachée dans ce récit est suffisamment simple: la magie existe” (Stephen King, Ca)

 

« And many of the queer things that other philosophers assert in controversion of commonplace certainties Moore asserts in analysing commonplace certainties. The views of Moore are in fact MORE queer than those of the metaphysicians he attacks, for while they say that certain commonplace beliefs are false, and other queer things true, Moore says that certain commonplace beliefs are really the same in content as certain widely strange beliefs. So far from really holding that “Everything is what it is and not an other thing”, Moore may be said to have held that everything when scratched shows itself to be something quite unsuspected” (J.N. Findley)[6]

 

 

Quelle est la démarche des philosophes? Qu’est-ce qu’ils essayent de faire ? A première vue, il s’agit d’une description ontologique générale – reste que le terme de « description » doit avoir ici un sens particulier, - quels sont les « objets » décrits ? De quelle(s) manière(s) le philosophe y a t-il accès ? Pourquoi est-ce au philosophe de donner ce genre de description ? Pourquoi ces « objets », ces types d’objets, sont-ils si « importants », importants à un point tel qu’il faut communiquer leur existence aux gens, et qu’essayer d’en donner une description est une chose si « importante et intéressante » ?

 

Certaines réponses à ces questions se trouvent dans le texte de Bouwsma, et pour d’autres, ce texte contient des pistes intéressantes de reflexion. Bouwsma écrit que d’ordinaire, un homme décrit ce qu’il a vu pour quelqu’un qui ne l’a pas vu, et ce qu’il peut y avoir d’ « important » dans diverses espèces de choses dépendra des besoins ou des intérêts que l’on peut avoir ; et il dira à son auditoire, parmi ce qu’il a vu, ce qui est susceptible d’exciter la surprise ou (et) l’admiration. Le cas typique est celui de l’explorateur. Empruntant à la littérature, il prend l’exemple de Robinson Crusoe et celui de Gulliver : Robinson mentionne, comme « important kinds of things », de son île : ruisseaux, agréables savanes, tabac, aloès, sucre de canne, melons, raisins, racine de manioc. Gulliver rapporte aussi ce qu’il a vu sur une île étrange : il a observé « la campagne toute nue et rocheuse, une créature gigantesque, et la hauteur de l’herbe » – (haute de vingt pieds !). Nul doute qu’il ne faille parler de choses si « importantes », et qu’elles soient susceptibles de passionner l’auditoire. Bouwsma note par ailleurs que dans les deux cas, ils n’essayent pas de décrire ce qu’ils ont vu : ils décrivent.

Quel est alors le rapport entre ces explorateurs et les philosophes au sens de Moore donne à ce terme dans le passage cité ? Ce qui est appelé une « description » est très différent – il y a un nombre énorme d’objets matériels de différentes sortes ; les hommes, en plus d’avoir des corps, ont aussi des esprits, c’est à dire que nous accomplissons des actes mentaux, de conscience – une description qui aurait déçu les spectateurs des récits de Robinson et Gulliver. Et ces « espèces de choses » doivent être « importantes » également en un autre sens : l’eau fraîche est importante si l’on a soif, des fruits si on a faim. Mais Moore ne s’intéresse pas à eux, mais à des « objets matériels » - mais pas, note Bouwsma, comme s’il disait « Oh, que ferions-nous sans eux ! ». Se pose alors la question de la pertinence de la description du philosophe :

 

« What is it that makes what the philosopher says alive when he says it ? What is his interest ?”[7]

 

Voici la réponse: ce que font les explorateurs de terres inconnues, revient à décrire à leur retour ce qui est caché aux yeux de ceux qui restent à la maison[8] - décrivent ce qui est caché ; et c’est aussi ce que fait le philosophe – mais le caché est d’une sorte différente. Cette idée du « caché » me semble effectivement essentielle à la compréhension de la démarche philosophique de Moore (au moins), mais il me faut expliquer pourquoi, parce que cela peut sembler étrange concernant un « philosophe du sens commun ». Nous sommes habitués à le considérer comme le philosophe qui défend les propositions du sens commun contre les extravagances d’un certain type de métaphysique , comme la métaphysique idéaliste, en mettant le doigt sur les contradictions qu’il y a dans leurs démarches – dans le fait de nier l’existence des objets matériels, ou du temps : à les ramener, pour reprendre une expression de Wittgenstein, au sol rugueux – ou sur la terre ferme. En ce sens il n’y aurait rien de caché parce que s’il se bornait à défendre lesdites propositions, il serait aisé de dire qu’elles n’ont rien de mystérieux et que tout le monde peut les comprendre. Mais ce n’est pas du tout ce qu’il fait. Avec obstination (étrange, mais on verra pourquoi après), il distingue deux niveaux : nous comprenons les propositions du sens commun, et nous savons qu’elles sont vraies, mais – deuxième niveau – ça ne veut pas dire que nous savons ce que nous savons quand nous savons qu’elles sont vraies, que nous sommes capables de donner une analyse correcte de leur signification. C’est ainsi que ces propositions se révèlent finalement opaques, et que c’est au philosophe de tenter de percer cette obscurité – sans être sûr d’y arriver ; par exemple, dans « A Defence of Common Sense », il écrit : « Quant à moi, tout en maintenant que l’entière vérité de beaucoup de ces propositions[9] ne fait aucun doute, j’estime également qu’aucun philosophe n’a réussi jusqu’ici à en proposer une analyse, qui sur certains points fondamentaux, approche un tant soit peu d’une vérité assurée ». L’homme ordinaire ne fait pas ce genre d’analyses, les philosophes ont échoué, Moore lui-même n’est pas du tout sûr d’y arriver.

C’est en ce sens que Bouwsma écrit que si pour Moore, il est évident que les objets matériels ou les actes de conscience n’ont rien de caché, cela n’est qu’une partie de la description que les philosophes doivent donner, et servent de « starting point » pour la découverte des autres « importantes espèces de choses ». D’où le passage de Findley que j’ai  cité : les conceptions de Moore sont plus étranges, plus déroutantes, que celles des métaphysiciens qu’il attaque, justement parce qu’il n’essaye pas du tout de remplacer les propositions du sens commun par des croyances étranges, mais que ces propositions elles-mêmes sont porteuses de mystère et d’étrangeté. Il écrit que « Moore may be said to have held that everything when scratched shows itself to be something quite unsuspected » ; et c’est à mon sens que réside l’idée du caché  - et aussi, donc, de la possibilité de la découverte. Findlay note que Moore est si sûr que ce stylo existe, qu’il est prêt à penser qu’il peut savoir que quelque chose qu’il n’a jamais observé et n’observera jamais existe ; qui entretient avec le stylo une certaine relation, qu’il n’a observé ni n’observera jamais, inaccessible à ce que nos sens nous révèlent du stylo – « and he is prepared to maintain, in the face of all immediate apparences, that when I say « That is a door », the ultimate subject of my judgement is not a door but something, a « sense-datum », of which most people have never heard at all, and which is in fact introduced just to BE the real subject of this sort of judgement »[10]. De son coté, Bouwsma note que l’idée simple des objets matériels et de la connaissance que nous en avons ressemble à une boîte chinoise, qui si on l’examine avec attention, révèle d’autres boîtes cachées à l’intérieur.[11] 

On pourrait donner des exemples du caractère inadéquat de l’expression terre-à-terre de la citation de Findlay « Everything is what it is and not some other thing ». Dans le conte d’Anderson « La petite fille aux allumettes », chaque allumette (chaque objet qui, à première vue, ressemble à une simple allumette) recèle en fait un spectacle magnifique et merveilleux – ce que ne révèle pas un simple coup d’œil lancé à l’intérieur de la boîte. C’est une allumette et ce n’en est pas une. Lorsque le Christ, au cours de la Cène, donne le vin à boire à ses disciples, il s’agit en fait de son sang[12].   C’est du vin et ce n’est pas du vin.[13]La physique nous dit des choses à peine moins extraordinaires sur nos objets ordinaires.

Quelles sont alors ces choses qui sont cachées de presque tous ? Les sense-data, les objets matériels (et Bouwsma note que les « objets matériels » cachés ne sont pas ceux que presque tout le monde connaît, j’aurai à revenir là-dessus) ; les propositions, les universaux. Mais il faut expliquer en quel sens ces choses sont cachées.

Bouwsma présente une comparaison entre les manières d’être caché de certains objets ordinaires et ou scientifiques et celle des objets des philosophes – et nous allons voir que cette comparaison, ce glissement, est inséparable d’une certaine vision du monde, vision qu’il attribue à Moore et qui est inséparable, à mon sens, de l’idée que quelque chose ne va pas dans l’idée que « Everything is what it is and not some other thing ». Exemples ordinaires de ce qui est caché, relevés par Bouwsma: un écureuil cache ses noisettes, un nuage le soleil, une personne fourbe ses motifs – et nous cherchons ce qui est caché : nous regardons sous le matelas, regardons derrière la porte, à travers le feuillage. Pour que nous cherchions ce qui est caché, il faut déjà que nous sachions que quelque chose est caché (nous pouvons voir l’écureuil cacher ses noisettes, par exemple). Dans le cas du scientifique, un homme peut regarder dans son microscope pour découvrir un germe qu’il n’a jamais vu, mais dont il sait qu’il « doit » être là – pareil pour l’astronome qui cherche une planète en regardant dans son télescope. Maintenant que se passe-t-il dans le cas du philosophe, si, comme l’écrit Bouwsma, son excitation est celle de la recherche, de la découverte, et que celles-ci sont relatives au caché ? Voici la réponse de Bouwsma – contenant la vision du monde que j’ai évoquée :

 

« Has he [le philosophe] come upon a knothole in the fences of this world through which he looks intently, distinguishing in an obscure plenum silver lightnings whose form and motion he can scarcely make out? Are there silken threads, which as by accident he has laid his hand on, and which lead his tugging grasp to “things” on the other side to which the threads are attached? There are some things like knotholes in the fences of this world and same things like threads which lead the curious on and on”. Il rajoute: “Beyond this, of course, looking intently through a knothole into a deep obscurity with flickerings of light, and tugging at a thread and hearing only the murmur s of the thread one tugs, may both be disappointing”[14]

 

Je vais d’abord faire une remarque sur cette conception, puis proposer une illustration. Tout se passe comme si en philosophie on ne savait pas quoi faire de ce genre de conception ; de l’idée qu’il y a des trous dans la palissade du monde, de ce que c’est que regarder au travers, de regarder dans le noir et d’y distinguer ou pas des formes. Cela est probablement dû au style d’exposition de la conception – style trop littéraire, fictionnel, dont on ne voit pas comment le paraphraser en langage descriptif susceptible d’argumentation, de vérité ou de fausseté. Sauf qu’il est typique de ce langage qu’il ne puisse pas être paraphrasé. Il porte avec lui sa conception – mène vers cette conception, comme les fils des soie de Bouwsma mènent vers les « objets ». Il y a un sens en lequel la signification de ce langage peut aussi nous être « cachée » : le sens dans lequel « everything is what it is and not something else », dans lequel tout discours littéraire ou fictionnel est coupé de la réalité – dans lequel l’imagination est coupée de la réalité[15]. Il faut « regarder intensément » également ses expressions, pour voir ce qui y est caché.

On retrouve cette double structure – un langage qui décrit le monde comme contenant des ouvertures ou des brèches sur ce qui est caché, et l’idée de la signification de ce langage même comme pouvant nous être cachée, dans beaucoup d’œuvres littéraires ; et en ce sens S. King donne une clé de lecture pour son livre lorsqu’il écrit au début du Ca : « Enfants, la fiction n’est que la vérité que cache le mensonge, et la vérité cachée dans ce récit est suffisamment simple : la magie existe » (la phrase est un « trou » donnant sur ce langage, sur sa signification). Le livre décrit une ville américaine moyenne, Derry (Maine), dans laquelle il y a beaucoup de disparitions – sans que les gens s’en inquiètent. Dans les égouts, dans les profondeurs, se cache une créature maléfique, le CA. Il prend l’apparence des peurs les plus profondes de chaque victime pour la terroriser et l’emmener. Seul un petit groupe d’enfants est capable de le mettre en échec (le Club des Ratés), et ce parce qu’ils sont capables de voir ce qui aux yeux des autres, des adultes, passe inaperçu (Bouwsma, op. cit., p. 126 : « The interest for the hidden is common to children, to travellers, and to the philosopher. »). Une des incarnations du Ca est un loup-garou. Ils ont alors l’idée de subtiliser les boucles d’oreilles en argent de la mère de l’un d’entre eux et de s’en servir, à l’aide d’un lance-pierre,  pour attaquer le monstre – et ça marche. C’est à dire que ces simples boucles d’oreilles contiennent, vues d’une certaine façon, la puissance nécessaire pour blesser une créature surnaturelle, qui semble beaucoup plus forte qu’eux. Et c’est un des sens dans lesquels « Everything is… » peut se révéler inexact. Maintenant, il se peut que le livre lui-même soit destiné à être lu, non (simplement) comme une histoire distrayante, mais comme un exercice de notre capacité à voir ce qu’il peut y avoir d’extraordinaire, de merveilleux ou d’horrible, derrière les objets et réalités ordinaires, et la remarque de King fournit ce genre de clés. De la même manière, la remarque de Bouwsma fournit une clé pour la lecture de SMPP, de Moore en général : le philosophe est celui qui aperçoit des brèches dans la réalité, qui voit quelque chose d’important dans l’obscurité et qui veut nous le communiquer. Le fait de concevoir les « sense-data », ou les « choses matérielles », comme étant ce type de choses que l’on aperçoit difficilement dans le noir (les vacillements de lumière) permet de saisir à présent en quoi ils constituent certaines des « plus importantes espèces de choses », en quoi il est si excitant de les chercher, parfois de les découvrir et d’écrire à leur sujet – en quoi c’est si important. Parce que nous passons tous les jours devant les palissades et n’essayons pas de regarder à travers les trous - nous ne les remarquons pas, pas plus que nous ne sentons la présence des fils en soie sur lesquels nos mains se posent par hasard. Pas plus qu’il ne nous vient à l’esprit, lorsque nous marchons dans la rue et passons à coté d’une bouche d’égouts, qu’une créature peut s’y blottir, et que des boucles d’oreilles en argent et un lance-pierre pourraient constituer la plus puissante des armes.

 

 

 

Découvrir les sense-data

 

 

Le décor est planté. A présent, je peux en dire plus sur les « sense-data » et les « choses matérielles ». Dans les deux cas, Bouwsma écrit que l’on peut parler d’un « indice » et d’une « découverte » ; et il entend « indice » dans un sens large : les trous dans la palissade, les fils, sont des indices – en fait, n’importe quoi, écrit-il, peut être un indice s’il est considéré d’une certaine manière. S’il s’agit de choses cachées que personne n’a jamais vues, pourrait-on dire, c’est parce que personne n’a vu les indices comme des indices, comme le signe de la présence de quelque chose d’autre – en ce sens, la petite fille aux allumettes n’a pas eu besoin de ce genre d’indices : elle a craqué la première allumette parce qu’elle avait froid ; la découverte des scènes magiques est ici fortuite. En ce sens aussi, l’indice permettant aux enfants dans le Ca de découvrir que de simples boucles d’oreilles d’argent pourraient être une arme surnaturelle est la comparaison entre leur situation effective (leur confrontation avec un être surnaturel qui en fait n’est pas un loup-garou) et les histoires familières sur la manière de tuer un loup-garou. Ils auraient pu ne pas faire la comparaison.

Pour ce qui est des sense-data, la situation est particulièrement intéressante, parce qu’ils nous sont présentés comme quelque chose que l’on ne peut s’empêcher de voir. Comment quelque chose que l’on ne peut s’empêcher de voir peut-il nous être caché, demande Bouwsma ? Les exemples qu’il prend sont ceux de lunettes que l’on porte, de cellophane, d’une fenêtre – il dit que l’on peut avoir besoin d’indices pour les voir. Les sense-data sont également cachés à la pleine vue, mais pas comme eux. J’imagine assez bien ce que peut être ce genre d’indice pour les lunettes – la présence d’une tache, par exemple, située au même endroit du champ visuel quelque soit l’endroit où l’on regarde (mais je ne suis pas sûr de la pertinence de l’exemple, il est difficile d’imaginer un cas où l’on ne sache pas que l’on porte des lunettes  - on peut imaginer qu’on nous ait mis à notre insu, pendant notre sommeil, des lentilles de contact très minces, et que l’une d’entre elle présente une légère éraflure). Je laisse de coté le cellophane. Pour la fenêtre, un indice peut être un reflet fugitif, un éclat de lumière, où le fait que l’on devrait ressentir la circulation de l’air et que ce n’est pas le cas. Il s’agit de cas où les « indices » sont découverts par soi-même, et non fournis par une tierce personne (s’il ne s’agissait pas d’une fenêtre mas d’une vitre posée perpendiculairement au sol, il suffirait de voir celui qui l’a posée la contourner pour comprendre). A présent, pour ce qui est des sense-data (aussi des choses matérielles) Bouwsma soutient que les indices sont de nature linguistique : pour les sense-data, la différence dans l’usage de deux phrases que Moore cite dans son « exhibition » des sense-data : « L’enveloppe est rectangulaire » et « L’enveloppe ressemble à un losange » - Moore montre l’enveloppe, qui est rectangulaire, puis il la tourne légèrement et elle ressemble à présent à un losange – qu’est-ce qui a pu se passer ? Cela devrait nous amener à douter que ce que nous voyons est bien l’enveloppe (SMPP). Maintenant, on pourrait dire : très bien, nous voyons des formes différentes, appelons-les sense-data si vous y tenez ; rien que de très familier, après tout. Mais pour Bouwsma, on rate – me semble-t-il – ce qu’il y a d’important dans la notion de sense-data en ayant ce type de réactions, à savoir : la conception du sense-datum comme d’une « chose », et l’ « intervention » des sense-data dans la perception.

Il vaut vraiment la peine d’insister là-dessus : je crois que personne ne veut des sense-data en tant que « choses », et pourtant ils sont présentés comme tel par Moore, et on ne peut comprendre pourquoi qu’en les reliant à la conception de la philosophie qui a été décrite comme découverte. Que l’on soit sensible ou non à cette conception peut se voir à la réaction que l’on a à la lecture de passages de ce type (A Defence of Common Sense) :

 

« L’existence des choses appelées sense-data ou sensa ont été mises en doute par certains philosophes. Je le reconnais, quelques philosophes (moi-même, naguère) ont fort bien pu employer ces termes en un sens tel qu’il devient douteux qu’il y ait de telles choses. Par contre, il est indubitable qu’il y a des sense-data, au sens où j’emploie maintenant l’expression. J’en vois un grand nombre à présent, j’en sens d’autres. »[16]

 

Vous voyez ce que je veux dire ? Vous pouvez dire – Mon Dieu, il est atteint d’une hallucination épistémologique, espérons qu’elle soit passagère[17], il croit voir des choses. Ou alors vous pouvez prendre au sérieux l’histoire de Bouwsma, l’histoire du philosophe regardant à travers la palissade du monde, et alors vous verrez ce genre d’affirmation d’une manière différente – ne serait-ce que parce que l’on passe souvent à coté de ces trous sans les remarquer. Ce à quoi on peut arriver à partir de l’ « indice » de Moore, c’est à une conception d’un divorce entre les apparences et la réalité ; et c’est loin d’être inconcevable – quelque soit la perspective selon laquelle vous regardez l’enveloppe, vous ne verrez jamais deux fois la même forme. C’est ainsi que l’on en vient à voir en quel sens les sense-data interviennent dans la perception.

Bouwsma décrit deux expériences de pensée correspondant à cette conception. Je vais les rapporter et voir en quoi elles l’étayent. La première est la suivante : un homme place une enveloppe devant vos yeux, vous la regarder, il tourne l’enveloppe très lentement, et en douce place entre vos yeux et l’enveloppe un morceau de papier de la taille d’un losange, et quand il vous demande « A quoi ressemble l’enveloppe ? », et que vous répondez « à un losange », il rit et dit « pas étonnant ! », et vous montre le morceau de papier, l’agite devant vous. Voici la deuxième : vos yeux, en douce, exhudent des formes colorées, qui se tiennent dans l’air entre vos yeux et l’enveloppe, la masquant à votre vue. Il note que cela pourrait rendre le fait de voir à la fois intéressant et exaspérant – pour peu que l’on veuille effectivement regarder l’enveloppe ; exaspérant si l’on imagine qu’une sorte ou une autre de mauvais génie en est responsable ; un génie harceleur avec des morceaux de papier dont on ne peut se débarrasser.

Qu’est-ce que ces expériences sont censées montrer ? En quoi montrent-elles que les sense-data « interviennent » dans la perception ? En quoi « rendent-elles cela clair » ? Bien, de toute évidence, pas à la manière dont une expérience, au sens physique du terme, supporte une théorie. Pas comme si elles étaient des expériences empiriques censées montrer l’existence d’objets indépendants. Plutôt : les expériences, si elles sont comprises, contiennent déjà une sorte de sensibilité au type de divorce  dont j’ai parlé entre les apparences et la réalité, et elles guident le lecteur vers ces objets que sont les sense-data (la parabole des talents n’est accessible que pour quelqu’un qui a déjà un sens de ce que c’est que le talent). Quand je dis qu’elles « contiennent » une forme de sensibilité, je veux dire : la sensibilité qui fait qu’on peut être frappé par le caractère étrange de la multiplicité infinie des apparences pour ce qui ne doit être qu’un objet. Elles donnent, pour ainsi dire, une forme à cette sensibilité, comme une forme visuelle, une expression. Il y a un rapport avec le fait de ressentir un sentiment de manière confuse et d’être soudain capable de lui donner un nom ; une parenté. C’est plutôt comme un pressentiment, une inquiétude, qui trouve son mode d’expression – elle est fournie par ces expériences de pensée, qui peuvent elles-même nous guider vers un nouveau mode d’expression (et c’est là, au sens de Bouwsma, la « découverte » philosophique). Cela revient aussi à dire que comprendre un texte philosophique comme celui de Bouwsma ne demande pas seulement une capacité à saisir des thèses et des arguments – et à les discuter – mais requiert de la part du lecteur une certaine disposition d’esprit (et c’est ce qu’il aurait très certainement dit à propos de la lecture de Moore). Cette idée peut être éclairée par la compréhension que l’on attend du lecteur d’une œuvre littéraire : dans le sens où nous dirions d’un lecteur du conte d’Anderson qui pense que les images du poêle, de l’oie rôtie et du sapin ne sont que des hallucinations créées par un mélange de fatigue, de froid et de faim, de besoin de réconfort – que l’ « apparition » de  la grand-mère en est une en ce sens ; que tout ce qui s’est passé, c’est qu’une fillette est morte de froid après avoir eu des hallucinations. D’un tel lecteur nous dirions certainement qu’il n’a pas compris le conte,   qu’il n’a pas vu vers quel type de compréhension Anderson voulait le mener. De la même manière, Bouwsma craignait que l’on ne puisse prendre les sense-data de la manière suivante :

 

« Someone might say : « Of course, there are sense-data », and he might go on to explain this as Moore did by holding up an envelope and saying, “Now it looks different, doesn’t it? And that’s all there is to it”[18]

 

et il pensait qu’une lecture “avec comprehension” de ses expériences de pensée serait une lecture qui permettrait d’éviter cela – et de le comprendre lorsqu’il dit, à la suite de Moore :

 

« Sense-data are among those « most important kind of things which w know to be in it »[19]

 

Il peut y avoir quelque chose d’étrange à considérer comme possible que quelqu’un place sans cesse entre mes yeux et les objets ordinaires des morceaux de papier colorés, quelque chose d’étrange dans le fait de considérer comme possible que mes yeux, à tout moment, exhudent en la présence d’objets des sortes d’écrans qui flottent dans l’air et me cachent ces objets ; mais il faut voir que l’idée de possibilité ici, du sens que l’on est prêt à lui accorder, va de pair avec  - est à la mesure de – la manière dont nous sommes frappés ou non par le phénomène sur lequel Moore voulait attirer notre attention – la manière dont nous sommes prêts à considérer ce phénomène comme étrange.

 

Maintenant, il est clair que dans les situations ordinaires – celles où notre attention n’est pas attirée – il n’ y a rien que nous trouverions étrange, et c’est en ce sens que les sense-data nous sont cachés. C’est à dire que lorsque nous regardons l’enveloppe, nous n’avons pas le sentiment d’être trompé, pas le sentiment que quelque chose interfère entre nos yeux et l’objet, et comme le note Bouwsma, on a une explication du fait qu’elle ressemble à un losange – c’est la manière dont vous la tenez. Ce qui est caché, c’est « ce qui se passe quand » nous voyons l’enveloppe – et il faut ici rappeler que pour Moore, il est tout à fait correct de dire que nous la voyons, que ce n’est pas son but de dire que nos jugements communs de perception sont erronés, ou que le fait de dire qu’on voit l’enveloppe relève d’une illusion. Vu le résultat auquel on va arriver, il n’est pas étonnant qu’il rappelle ce point avec tant de force.

Quel est l’indice, comment se passe la découverte ? Dans la version de Bouwsma, comme je l’ai déjà relevé, l’indice repose dans la différence entre « L’enveloppe est  rectangulaire » et « L’enveloppe ressemble à un losange » ; allant plus loin, en comparant la deuxième phrase avec d’autres phrases qui lui ressemblent – si vous portez l’uniforme d’un policier, vous ressemblez à un policier – quelqu’un peut se tromper et vous demander son chemin ; vous expliquez alors « Je ne suis pas un policier. Je ressemble seulement à un policier. Je porte juste ses vêtements. ». De la même manière qu’un homme peut ressembler à un policier, une enveloppe peut ressembler à un losange, en portant les vêtements d’un losange, pour ainsi dire.  « How then could an envelope look like a rhombus ? Naturally, by wearing the suitable mask.”[20]

Ici il semble que nous ayons quelque chose comme ce que Wittgenstein appelait une remarque grammaticale; quelque chose sur la grammaire des apparences – si x ressemble à y, alors y masque x. L’idée de masque serait une idée indissociable du discours sur les apparences. Dans la notion d’apparence, le « look like », il y a l’idée de quelque chose qui « fait écran ». Mais il y a un peu plus que cela, me semble-t-il, dans l’image proposée par Bouwsma : il y a l’idée d’une intention, suggérée par le cas du policier, transférée à l’enveloppe qui « porte le masque approprié » - là où il y a masque, tromperie, il doit y avoir volonté de tromper (on voit par là-même qu’on n’est pas au simple niveau, par exemple, des illusions d’optiques) – comme je l’ai noté plus haut, le Ca choisit les incarnations qui feront le plus peut à ses victimes : il ressemble à un loup-garou, ressemble à un oiseau mythologique monstrueux. Maintenant, l’ »indice » de Bouwsma suggère que chaque objet ordinaire pourrait « agir » comme le Ca, à ceci près que leurs motifs, heureusement, ne sont pas le meurtre – on n’a pas besoin de leur chercher des motifs ; le fait de les voir comme animés d’une intention va de pair avec le fait de leur en attribuer. Il ne s’agit pas de dire que les objets sont ou non réellement animés d’intention – celle de tromper – mais que la manière de voir fournie par Bouwsma suppose ce genre d’attribution d’intention,  de motifs.

J’en arrive alors au premier point d’orgue du texte de Bouwsma ; consistant à mettre l’accent sur l’excitation du philosophe liée à la découverte du caché, des « choses les plus importantes de l’univers », et de la présence des sense-data parmi ces choses – découvrir les sense-data est comme découvrir que ce que presque tout le monde considère comme étant une forêt et une rivière est un décor de théâtre – et alors on comprend que ce soit quelque chose sur lequel on doive écrire (« chez soi », l’exploration des terres étrangères, en philosophie, commence à la maison). Sa description prend un caractère frappant et radical lorsqu’il radicalise l’exemple de la forêt et de la rivière à l’ensemble de la réalité :

 

« But discovering sense-data is also much more like discovering that what everyone, or « almost everybody », takes to be the solid world, trees rooted in the earth and brooks running in the river, is an ever-shifting theatre-set. And wouldn’t that be something to cable about? No wonder Moore’s philosopher is excited”.

 

Mettant l’accent sur l’excitation que ce genre de découvertes peut procurer, nul doute qu’elle ne soit intense. Bouwsma fait le parallèle avec des explorateurs, comme Robinson ou Gulliver – peut-être pourrait-on évoquer le cas de quelqu’un dont les découvertes se font « at home », ou presque : comme l’expérience que fait le héros de Rilke dans « Un instant vécu », dans son jardin, lorsque « son corps était pour ainsi dire traité comme une âme », expérience qu’il ne pouvait décrire qu’en « se répétant qu’il était passé de l’autre coté de la nature »[21]  . Le lien entre les deux types d’excitations est un sentiment vif que l’on peut avoir de voir la réalité d’une autre façon ; ce qui se passe quand les objets sont « scratched ». La différence entre les deux, est la nature de ce « décalage » et les termes dans lesquels il est décrit. Maintenant, si l’on suit les termes de Bouwsma, l’excitation de la découverte ne peut être un sentiment sans mélange. Je m’explique.

Le contraste entre la solidité du monde et le caractère toujours instable/variable/changeant du décor de théâtre ; le fait, par la découverte des sense-data, de passer de la première vision du monde à la deuxième, n’est pas quelque chose susceptible d’être vécu en simple spectateur. Là où le type d’expérience que fait le héros de Rilke est celle d’une perception accrue qui lui permet d’aller au fond des choses, de les voir telles qu’elles sont (et cela lui procure du plaisir), il ne saurait en être de même de la perception de tout ce qui nous entoure comme des faux-semblants instables ; justement parce que le « fond » des choses n’est pas ce que l’on croyait être, nous est dérobé – se dérobe sous nos pieds.

 

 

 

Recherche des objets matériels, réagir au scepticisme

 

 

Nous pouvons voir  à présent ce que constitue la découverte des « objets matériels » ; en quoi ces objets peuvent être dits « cachés » ; et en quoi leur découverte constitue une réponse, une réaction, à celle des sense-data. De la même manière que pour les sense-data, il y a une ambiguïté dans notre discours à propos des objets matériels : pour Bouwsma, quand Moore écrit : « To begin with, then, it seems to me, we certainly believe that there are in the universe enormous numbers of material objects of one kind or another », le « nous » est « tout le monde ou presque tout le monde » ; et il est clair qu’en ce sens les objets matériels ne sont pas du tout  cachés – ce qui ne permet pas de donner sens à l’idée d’une découverte. Pour rendre explicite le sens dans lequel ces objets sont « évidents », il les décrit par le regard d’un groupe d’ esprits  qui visiteraient la terre et verraient des « choses matérielles » et leurs particularités (ne peuvent être au même endroit, ne se traversent pas, projettent des ombres, sont soumis à la pesanteur et aux lois du mouvement) ; la familiarité de ces détails nous étant mieux révélée par le regard non-familier – et particulièrement incrédule et intéressé – des esprits.

Ce qui est une « découverte » pour ces esprits ne peut pas en être une pour nous.    Le sens dans lequel les « objets matériels » peuvent être à la fois cachés et découverts, est relatif aux sense-data, relatif à la conception selon laquelle lorsque nous voyons un objet physique, « ce qui se passe » est qu’il  a intervention d’un sense-data, qui agit comme ne sorte d’ « écran de fumée » ou de « camouflage » - pour reprendre les expressions de Bouwsma-, il apparaît alors que l’ « objet matériel » en ce sens est complètement recouvert, « caché dans le noir ». Il faut juste noter que c’est une conséquence inévitable de la conception des sense-data qui a été développée ici, à savoir celle des sense-data comme « objets ».

Bouwsma note que ce qui est étonnant dans ce contexte est que nous devrions être conscients que les sense-data cachent quelque chose  - et trouve que les expressions de Moore pour décrire cette conscience (« obscure croyance », « je crois, cependant, obscurément », « de cette manière obscure ») montrent mal comment on peut concevoir un homme jetant un coup d’œil sur ce qu’il y a derrière le sense-datum. Mais il n’est pas étonnant que Moore emploie ces expressions (on peut noter qu’il évite d’employer le terme d’ « intuition ») dans la mesure où nos moyens ordinaires de nous assurer de l’existence de quelque chose, ou de nous assurer qu’une chose se tient derrière une autre, ne sont ici d’aucune utilité.

Bouwsma reprend la question en termes d’ « indice », et son analyse est parallèle à celle qu’il a donnée de l’ « indice » pour la découverte des sense-data ; on peut en rendre  compte de la manière suivante. Si l’on reprend les deux phrases (1) « L’enveloppe est rectangulaire » et (2) « L’enveloppe ressemble à un losange » ;

(a)               (2) [une looks-like sentence] conduit à la découverte de sense-data (regardée d’une certaine façon) ;

(b)              il y a un parallèle entre l’ « entremêlement » des expressions « objet matériel »/ »sense-datum ; et celui des phrases (1) et (2) ;

(c)               il y a un parallèle entre – (2), regardée d’une certaines façon, conduit à la découverte des sense-data / (1), regardée d’une certaine façon, conduit à la découverte des objets matériels ;

(d)              ces objets matériels sont conçus comme « quelque chose dans le noir qui n’a pas d’apparence du tout »

 

Avant d’examiner le passage de (c) à (d), je veux faire quelques remarques.

- La démonstration fait usage d’une distinction entre différentes espèces de phrases – les phrases « looks-like » et les phrases « is ». Cela signifie que pour Bouwsma, le point de départ de Moore est le langage, certaines phrases du langage que l’on peut classifier et comparer entre elles. Ces phrases, vues sous un certain angle, présentent des « chinks », des fissures sur quelque chose d’autre. Mais il est clair que le langage ordinaire n’est ici qu’un point de départ. C’est à dire que si en (a) nous avons une distinction usuelle entre les phrases de type (1) et les phrases de type (2), il n’est pas du tout sûr qu’en (d) subsiste quoi que ce soit de cette distinction. Si les « objets matériels » sont « quelque chose dans le noir qui n’a pas d’apparence du tout », alors soit (1) est en fait une phrase de type (2), de type looks-like, soit elle n’a pas d’usage, alors que nous croyons qu’elle en a un. Ou alors, elle peut n’être ni l’une ni l’autre, et concerner un objet matériel au « premier » sens du terme ; le sens dans lequel les esprits extraterrestres de tout à l’heure en parlent. Mais je ne suis pas du tout sûr (quoi qu’en pense Moore) qu’en (d) ce sens soit intact, ait « résisté » à la découverte du « second » sens – le sens caché.

- Il devrait être clair à présent que l’ expression « regardée d’une certaine façon » signifie qu’il n’est pas question de convaincre quiconque de passer de (a) à (d) si par « conviction » on entend le résultat d’un processus argumentatif faisant appel à la seule raison, et appréhendable par tout le monde. Le passage de (a) à (d) marche seulement si vous acceptez de regarder ces phrases de la même façon ; si Moore arrive à faire comprendre de quelle manière il les voit, et s’il peut vous amener à partager cette perspective.  – en ce sens, les expériences de pensée proposées par Bouwsma tout au long de son texte sont des efforts, à la fois pour comprendre la perspective de Moore et nous amener à la partager, à voir ce qu’il voit (ce n’est pas un texte argumentatif, en tous cas ce n’est pas ce qui le caractérise en tant que texte philosophique).

- La progression de (a) à (d), pour ainsi dire, est une progression dans le temps, qui correspond à deux types de découvertes successifs. Comme Bouwsma l’a noté, la découverte des objets matériels est relative à celle des sense-data. Nous pourrions dire qu’il s’agit des deux cotés d’une même pièce. Je peux l’exprimer ainsi : nous n’aurions pas de raison de chercher à découvrir quelque chose comme des objets matériels cachés si nous n’avions pas d’abord découvert quelque chose comme les sense-data. Maintenant, le point important, est qu’il n’y a pas qu’une manière de découvrir un phénomène après en avoir découvert un premier, dans le sens où la découverte du premier provoque (au sens large) la découverte du second. Par exemple, la découverte d’irrégularités dans la trajectoire de corps célestes peut amener à rechercher une planète qu’on ne connaît pas encore, qui pourrait en être la cause. Ou encore : la découverte, dans une forêt, du fait que certains types de feuilles, qui restent d’habitude intactes, sont systématiquement rongées, peut nous amener à rechercher quel type d’animal (qu’on ne connaît pas encore) sévit dans cette forêt. Ces deux exemples correspondent au cas où, dans un sens large, le second phénomène doit être la « cause » du premier. On pourrait trouver des exemples où ce n’est pas le cas,  où, pour telle ou telle raison, on pense que si l’un existe, l’autre doit exister aussi, dans le sens d’une simple co-existence. Maintenant, le rapport entre les sense-data et les objets matériels appartient assez clairement à la première catégorie. Mais là encore, il faut distinguer.

Je parlerai, dans le cas de ce qui pousse à rechercher la planète, de ce qui pousse à rechercher l’herbivore, d’une motivation intellectuelle. Par là, j’entends le type de motivation poussant à établir des connaissances nouvelles ; et le type de sentiment qui l’accompagne est une forme de curiosité, de soif de savoir, que l’on appelle habituellement « désintéressée ». Cela ne veut pas dire que l’on n’est pas personnellement impliqué dans la recherche : cette forme de curiosité, cette soif de savoir, est quelque chose qui doit être satisfait, rempli, - en ce sens, qui nous concerne. Et on peut même imaginer qu’elle nous concerne à d’autres titres, peut-être moins glorieux : comme la renommée, ou la recherche d’argent. Mais dans tous les cas, le lien entre ces sentiments (curiosité intellectuelle, ambition, avidité) et l’objet de la connaissance n’est pas un lien intrinsèque. C’est à dire que dans le cas des deux derniers, la recherche pourrait avoir lieu sans eux – la curiosité intellectuelle peut suffire. Et dans le cas de la curiosité intellectuelle, je serais tenté de dire qu’il ne s’agit pas de quelque chose de vital, dans le sens où serait personnellement impliqué dans la recherche plus que la curiosité intellectuelle ; une autre manière de le dire est que lorsqu’on parle de curiosité intellectuelle, ou « désintéressée », l’enjeu porte sur l’objet de la connaissance avant de porter sur soi.

Je voudrais suggérer que la recherche des « objets matériels » ne correspond pas à ce type de cas, ou –dans la mesure où c’est pourtant ce que Moore dirait – qu’elle ne lui correspond que partiellement ; c’est à dire que nous sommes dans un cas où l’enjeu porte sur soi avant de porter sur l’objet de la connaissance.

Il me semble que c’est sensible dans l’analyse de Bouwsma, dans le chemin qui mène de © à (d) :

 

« The situation is somewhat as follows : If you put on the police-man’s clothes, then, of course, you will look like a policeman. But suppose I want to know who you really are. Then you put on a sailor’s clothes, and so you look like a sailor. But of course, you are neither  police-man nor sailor. I complain and you try on other suits of clothes. Finally you appear before me naked, and I am still not satisfied. I say, “That won’t do. Those are the emperor’s new clothes and you are not the emperor”. Or I say: “Remove your skin. You can’t fool me that way”. However you appear before me, I want to see YOU, and I complain too that you are hiding from me. Your non-appearance is most phenomenal;”[22]

 

Ce que je voulais dire en parlant d’un enjeu qui porte sur soi, d’une recherché où serait impliquée plus que la curiosité intellectuelle, apparaît clairement dans ce passage. La découverte des sense-data, d’une certaine façon, enclenche un processus. Vous ne pouvez pas rester neutre devant l’idée que nous percevons des enveloppes des choses, non les choses elles-mêmes ; des écrans, non ce qu’il y a derrière l’écran, parce qu’alors il vous faut savoir ce qu’il y a derrière l’enveloppe ou derrière l’écran, en particulier parce qu’existe la possibilité qu’il n’y ait rien du tout[23]. Mon interprétation est que dans SMPP (au moins les huit premiers chapitres) Moore cherche ce qu’il y a derrière, et fait face à la possibilité qu’il n’y ait rien. Je veux dire que ce qui se « cache » derrière, cette fois, une entreprise intellectuelle (celle consistant à établir l’existence de ces objets, étudier les arguments qui la refusent, proposer des contre arguments, essayer de déterminer les propriétés de ces objets) est un certain type d’attitude, attitude qui a à voir avec la question de savoir en quoi nous pouvons avoir confiance, de quoi nous pouvons être certains, comment distinguer les simulacres de la réalité, comment savoir que (si !) nous pouvons savoir quoi que ce soit, comment savoir que (si !) ce que nous appelons « connaissance » ne fait pas partie des créations de nos propres esprits.

La question de la confiance et de la certitude émerge dès lors qu’apparaît la possibilité étrange et inquiétante que toute réalité perceptible qui vous entoure ne soit qu’un décor de théâtre, fait d’images toujours changeantes et auxquelles manquent la solidité et la stabilité qui devraient leur appartenir, qui devraient nous permettre de nous y orienter – et aussi dans la mesure où nous faisions confiance en cette stabilité et cette solidité, ce qui n’est désormais plus possible ; sur quoi alors faire fond ?

Cette question se retrouve dans la possibilité, maintes et maintes fois évoquée – et repoussée – par Moore, que ces images cessent d’exister dès que l’on ferme les yeux où que l’on détourne le regard[24]. Mais cette possibilité est très exactement celle que nous vivions dans un rêve, où la réalité n’existe et n’est modifiée qu’en fonction de mes perceptions, des mouvements de mon esprit. Cette possibilité est désagréable parce qu’elle est limitative, étouffante, et l’effort pour faire la distinction entre les simulacres et la réalité est un effort pour lui échapper. La forme la plus extrême de cette possibilité réside dans ce que Moore appelle la « conception commune » des sense-data en philosophie : qui voit les sense-data comme des objets « privés » ; ce qui a pour conséquence qu’ils n’ « existent » aussi que dans un espace « privé », et pas dans l’espace réel.[25]  En ce sens, c’est une illusion de croire, quand nous sommes dans une pièce que le bureau est situé à droite de la bibliothèque – et c’est comme si toutes les perspectives, les volumes, les directions et les distances, soudain se réduisaient à une mince pellicule sur votre rétine (s’y écrasaient) – bien sûr, ça n’aurait pas plus de sens de dire que la pièce est « plus grande » que le bureau, la maison « plus grande » que la pièce – encore moins que le soleil est plus grand que la terre, et celle-ci est plus proche de la lune que du soleil (exemple de Moore).[26] Cette possibilité étouffante concerne les sense-data visuels. Mais il est facile de l’étendre aux autres types de sense-data : concevoir tous les sons, par exemple, comme n’étant pas produits par des objets situés à différentes distances dans l’espace, mais comme autant de petites ondes soudain agglutineées sur vos tympans (autre type de réduction) – toutes les odeurs comme de minuscules bulles comprimées contre nos narines, tous les goûts comprimés sur votre langue. Toutes les sensations du toucher comme de simples pressions à différents endroits de votre peau, mais pas par exemple, lorsque vous marchez pied nus, dans le sens où quelque chose sous vos pieds en serait responsable. Pareil pour les sensations de douleur ou de plaisir. Voilà où mène, à terme, la découverte des sense-data ; et je voudrais suggérer que la recherche de Moore des choses matérielles est liée au fait qu’il ne veut pas de cette possibilité, pas seulement pour des raisons théoriques, mais parce qu’il est impossible d’habiter dans un monde pareil – habiter un monde pareil serait, pour ainsi dire, habiter un monde qui serait réduit à son propre corps. La question de la certitude et de la confiance émerge donc d’une manière particulièrement forte ; le problème soulevé est celui du solipsisme, de la possibilité que rien de ce qui m’est extérieur ne soit réel.[27]

L’attitude de Moore face à ce qu’il appelle la « conception commune » des sense-data est assez complexe. Il écrit à plusieurs reprises qu’elle est très convaincante, mais qu’il est attiré par une autre conception : celle selon laquelle les sense-data continuent d’exister lorsque je ferme les yeux ou détourne le regard, celle selon laquelle ils sont distribués dans l’espace – ce qui serait le cas s’ils étaient à la surface des choses matérielles. C’est une conception qui est moins étouffante, parce que dans la mesure où les sense-data sont déployés dans l’espace, il y a un extérieur – un extérieur dans lequel on peut évoluer. Mais – c’est là qu’apparaît le thème de Bouwsma du décor de théâtre – ce n’est pas un décor auquel on peut se fier, parce que comme nous l’avons vu, rien ne nous assure que ce décor corresponde à la réalité (en fait, Moore écrit dans SMPP que l’objet réel doit avoir très peu de rapport, voire aucun, avec les sense-data). Maintenant, on pourrait dire que la découverte des sense-data appelle naturellement celle des choses matérielles, dans le sens trivial suivant : là où on parle d’ « apparences », on parle forcément d’apparences de quelque chose – juste en fonction de la signification du terme. A ce compte-là, la « découverte » des choses matérielles n’a rien de profond, rien de vraiment surprenant. Mais on échappe au caractère trivial de la distinction dès lors que l’on insiste sur le caractère caché des choses matérielles. J’ai dit plus haut que la découverte des sense-data enclenche un processus. C’est un processus qui ressemble à une régression à l’infini – et c’est sensible dans la « situation » décrite par Bouwsma. Mais cette situation englobe quelque chose de plus, que j’évoquerai après. J’utilise ici deux exemples que donne Moore dans SMPP. Vous voyez un crayon, puis vous comprenez que ce que vous voyez, ce sont des sense-data : une certaine couleur, une certaine forme cylindrique, quelque chose d’à la fois lisse et dur au toucher. Ce sont des sense-data – pas l’objet réel. Maintenant, vous pouvez vouloir ouvrir le crayon, pour voir ce qu’il y a à l’intérieur (cette idée, je pense, est liée à l’idée de Moore que les sense-data sont à la surface des choses – même quand il dit qu’il ne s’agit pas d’une simple identité, ils sont toujours pensés en termes de rapports avec des parties de surfaces de choses matérielles) – vous pouvez l’ouvrir dans le sens de la longueur, et vous verrez : le bois, d’une certaine couleur (disons, jaune foncé), avec au centre la mine, sectionnée en deux – la mine noire, brillante, lisse, également douce au toucher, peut-être un peu grasse. C’est à dire : vous percevez d’autres sense-data. Autre exemple : vous voyez votre main – autrement dit : vous voyez une partie de sa surface – encore un autre ensemble de sense-data. Vous pouvez vous demander ce qu’il y a sous cette surface. Si vous ouvriez votre main, avec un couteau, vous trouveriez divers tissus et le squelette de cette main, l’os. Et il s’agirait encore de sense-data. Ces deux exemples sont introduits en rapport avec la question de savoir comment l’accès direct à un objet peut être l’occasion de l’accès à un autre objet, que nous ne percevons pas directement (donc en rapport avec le caché, au sens de Bouwsma) dans le cadre d’une discussion sur Hume[28]. Et Moore ne dit pas que nous pourrions être tentés d’ouvrir notre main avec un couteau : il dit qu’il a déjà vu un squelette humain, et que d’autres personnes que lui ont déjà fait l’expérience du rapport entre la surface d’une main et ce qu’il y a à l’intérieur – ceux qui pratiquent des autopsies – et que c’est suffisant pour qu’il puisse dire qu’il sait ce qu’il y a à l’intérieur. Le point n’est pas là, il consiste plutôt à remarquer que le simple accès aux sense-data qui sont à la surface des choses ne peut nous satisfaire, parce que nous voulons avoir accès à l’objet, au réel – mais si nous creusons sous la surface, tout ce que nous pourrons trouver consistera en d’autres sense-data, et ce ne sera pas non plus ce que nous voulons. Si nous « creusions » alors un peu plus – disons, si nous ouvrions l’os de la main avec le couteau, nous trouverions encore des sense-data, des éléments perceptibles par les sens. Rien ne semble pouvoir arrêter le processus – rien ne pourra nous satisfaire, parce que tout ce que tout ce que nous pourrons trouver sera d’ordre phénoménal ; or c’est la reconnaissance de ce caractère phénoménal de ce que nous percevons qui a produit l’insatisfaction. Et ce type d’insatisfaction ne peut être que grandissante, au fur et à mesure que nous creusons sous la surface : nous sommes comme enfermés dans les apparences, notre désir de faire confiance en ce que nous livre la perception est de plus en plus frustré, et avec lui, la possibilité que nous puissions connaître quoi que ce soit.

Maintenant, comme je l’ai dit, la « situation » de Bouwsma introduit une dimension supplémentaire : celle de la relation à l’autre. Cette dimension est déjà présente dans SMPP, lorsque Moore évoque la conception des sense-data comme objets privés : si les sense-data ne peuvent être dits « extérieurs » à l’esprit, alors nous ne pouvons jamais « percevoir » la même chose (plus ou moins la même chose) que les autres – à chaque fois que nous croyons cela, nous nous trompons. La possibilité est encore une fois celle que nous soyons isolés – dans notre monde perceptif privé – mais cette fois isolés des autres. Le fait que nous nous trompions constamment lorsque nous croyons percevoir les mêmes choses qu’eux – que, pour ainsi dire, nous partageons cela avec eux – est une possibilité appartenant au registre de ce qui peut être caché et découvert, au sens philosophique que Bouwsma donne à ces deux termes. Nul doute que cela ne provoque également la volonté de trouver une conception publique des sense-data – volonté parallèle à celle de trouver une conception des sense-data comme reliés à la surface des choses en réaction à celle des agrégats sur nos rétines.

Mais ce n’est pas le seul sens dans lequel nous pouvons être isolés des autres. Un autre sens dépend directement du type d’insatisfaction décrite plus haut comme étant liée au fait de ne toujours découvrir que des apparences derrière les apparences. Comme l’écrit Bouwsma, si vous portez les vêtements d’un policier, je peux vouloir savoir qui vous êtes réellement. Et si vous portez alors un costume de marin (un autre ensemble de sense-data) je ne serai pas satisfait – en fait, aucun vêtement ne peut me satisfaire (rien de ce qui est d’ordre phénoménal), et on retrouve le caractère grandissant de l’insatisfaction au fur et à mesure qu’une apparence succède à une autre – la confiance en ce que je croyais connaître de vous s’estompe progressivement, alors que le sentiment que je ne peux pas me fier à ce que vous me montrez, me présentez, s’accroît. Que se passe-t-il si vous apparaissez alors nu ? Dans SMPP, Moore écrit que les seules propriétés positives que l’on peut attribuer aux sense-data est d’occuper une place dans l’espace et d’avoir une forme (même si ce n’est jamais la forme que l’on perçoit) – il note aussi que le problème est que ces deux propriétés sont des propriétés qu’elles partagent avec les sense-data, et qu’il y a là quelque chose de gênant.[29] Suivant le même ordre d’idées, je peux ne pas accepter votre nudité comme me révélant ce que vous êtes réellement, je peux la voir comme une autre apparence – les nouveaux vêtements de l’empereur. Ou alors, comme l’écrit Bouwsma, je peux dire : « Enlève ta peau ! Tu ne m’auras pas comme ça ! ». Et c’est comme si l’aboutissement de ce processus, de l’insatisfaction, devait déboucher sur la destruction de l’objet que l’on veut connaître – de l’être humain que l’on veut atteindre. C’est le même type d’images que celle consistant à plonger un couteau dans sa propre main pour voir ce qu’il y a à l’intérieur. Ces images ont un caractère très particulier, que je vais expliquer à présent.

 

 

 

Statut des images : sense-data, masques et automates

 

 

Je crois qu’une des manières de rendre compte de leur caractère particulier consiste à montrer en quoi elles ne sont pas réductibles à des situations psychologiques particulières (cf. p. 2 la cit. de Diamond). En effet, on pourrait se poser la question suivante : quand Bouwsma dit « la situation est à peu près la suivante », que veut-il dire ? Lorsqu’il décrit la situation, incluant l’injonction « Enlève ta peau ! », qu’est-ce qu’il est en train de décrire ? Quelque chose que nous ferions ? Probablement pas, pas plus que nous ne nous ouvririons la main avec un couteau. On peut alors se dire : de toute façon, ce genre de « situation » n’existe pas : nous ne nous trouvons jamais dans la situation où nous faisons face à quelqu’un qui porte les vêtements d’un policier, où nous comprenons qu’il n’en est pas un, qui porte alors des vêtements de marin, etc. Donc le langage qu’il emploie, s’il est doué de sens, doit être d’une manière ou d’une autre non-littéral, métaphorique ; mais métaphore de quoi ? A nouveau, une réponse paraît s’imposer : si cette thématique du rapport sense-data/chose matérielle recouvre, comme j’ai essayé de le montrer, non seulement une démarche strictement intellectuelle mais, pour le dire vite, « existencielle » (je n’aime pas ce mot, mais pour l’instant je n’en ai pas d’autre), elle est en rapport avec la question de savoir dans quelle mesure on peut se fier ou non à l’autre. Ainsi, on pourrait se dire que c’est la description métaphorique d’une situation psychologique particulière : celle où quoi que l’autre dise, quoi que l’autre fasse, quelque soit le type de comportement ou d’attitude qu’il adopte à votre égard, vous pensez toujours que vous n’avez pas accès à sa vraie personnalité. Ou alors : quelque soit le motif qu’il donne pour telle ou telle action, et même s’il reconnaît que ce motif en fait en recouvrait un autre, vous ne serez pas satisfait. Eh bien, c’est en partie vrai et en partie faux. En partie vrai dans la mesure où il est effectivement question de la confiance que l’on peut placer en l’autre, de la question de savoir si on peut s’y fier. En partie faux, pour deux raisons. L’une a à voir avec le « processus » dont j’ai parlé à plusieurs reprises, l’autre avec la dimension « spatiale » de la thématique du rapport sense-data/choses matérielles.

Pour la première : je crois que ce que Bouwsma essaye de décrire, ce n’est pas tant un type de situations psychologiques particulières qui arrivent de temps en temps à des individus quand ils sont confrontés à d’autres dans des contextes particuliers, qu’une certaine forme que peut prendre la pensée humaine en général, et qui a partie liée avec ce que c’est que de disposer ou non d’une conception du monde comme un lieu dans lequel on peut s’orienter, un monde que l’on partage ou pas avec d’autres individus et avec soi-même. Un des rôles de la philosophie – qui n’est pas ce que Moore décrit comme étant son rôle, qui ressemble plus à ce que fait Bouwsma – peut consister à décrire (dans le sens d’une exploration) ces formes que peut prendre la pensée, les chemins qu’elle suit, en lien avec ces conceptions générales. Ces chemins ne sont pas réductibles à des situations psychologiques particulières, et leur description n’est pas réductible à des généralisations empiriques inductives à partir de ces situations. Il s’agit d’autre chose, et il nous faut trouver un mode d’expression, de description, qui soit approprié. Ces formes de la pensée se cristallisent dans des images, qu’il nous faut aborder selon un autre point de vue.

Deuxième raison : l’image correspondant à la distinction entre les sense-data et les choses matérielles est une image spatiale, correspondant à l’idée suivante : les apparences des choses se situent à leur surface, et si on doit trouver quelque chose qui soit l’objet réel, il doit être derrière, sous, la surface : ce qui correspond à une distinction entre extérieur (les apparences, ce que l’on voit), et intérieur (ce qui est réel, caché). On peut aussi noter que c’est une image qui est particulièrement visuelle (Moore écrit au début de SMPP qu’il se consacre au sens de la vue – mais que les résultats obtenus quant à ce sens s’appliquent directement aux autres – ce qui est en fait peu probable, mais là n’est pas la question[30]). Si l’on réduit l’affaire à des considérations psychologiques, on perd tout ce caractère spatial et visuel de l’image – et une partie de la forme de pensée qui y est cristallisée. De même que l’on ne peut appréhender le caractère de destruction de l’objet que j’ai évoquée si on élimine cette dimension (« Enlève ta peau ! » a une signification extrêmement puissante, qui n’est pas réductible à d’autres termes. D’ailleurs, quels termes ? Même une expression a priori non-métaphorique telle que « Dévoile-toi ! »véhicule déjà cette dimension).

Je veux en dire davantage sur ce type d’images et leur particularité. Il me semble que ce sont des images qui peuvent s’imposer à nous avec une force particulière, dont on peut ressentir l’importance même si on n’est pas capable de dire exactement pourquoi. Pour cela, il peut être utile de prendre d’autres exemples – outre celui de « Enlève ta peau ! Tu ne m’auras pas comme ça ! » et celui, rudimentaire, inspiré de Moore, de plonger un couteau dans sa main, j’en donnerai deux autres : Le premier est le film Vanilla Sky, et l’autre un passage de Claim of Reason de S. Cavell.

Dans Vanilla Sky, Tom Cruise joue le rôle d’un personnage (David Aames) qui porte des masques, et la quête de son identité personnelle est liée, de manière obsessionnelle, au fait qu’à chaque fois qu’il en retire un, un autre visage apparaît : un nouveau visage, ou l’un des précédents, apparaît.  Je devrais noter que cette quête est liée à une autre question, qui intervient également de manière obsessionnelle : « What is happiness to you, David ? ». Ainsi, nous avons le visage, beau et séduisant, du goldenboy menant une vie superficielle et égoïste (« jusqu’ici, j’ai mené ma vie comme sur un snowboard… »), multipliant les conquêtes féminines. Puis apparaît, après un accident de voiture, le visage défiguré d’un monstre – cet accident, ce visage, sont le prix d’une trahison, une culpabilité liée au fait de nier que, selon Julie Julianni (Cameron Diaz) « Quand tu fais l’amour à quelqu’un, ton corps fait une promesse, que tu le veuilles ou non ». Suit, après une période terrible où il est le monstre égoïste et désespéré que montre son visage (possessif et violent avec ses amis, leur imposant son malheur) – un visage qu’il tente de cacher derrière un masque neutre, lisse, encore plus effrayant que sa face défigurée – une tentative de rédemption par l’amour de Sofia (Penélope Cruz). Cette fois - après une opération chirurgicale miracle  - c’est elle qui, morceau par morceau, enlève et déchire le masque, et apparaît… le visage séduisant du David d’origine. Mais le problème n’est pas réglé pour autant ; le « David réel » n’est pas non plus celui-là. Une nuit, il se lève et va dans la salle de bain, fait face au miroir, allume la lumière… et apparaît son avatar défiguré. Ce n’était qu’un rêve, mais la structure du film est celle de rêves imbriqués les uns dans les autres, et la succession des visages, des identités, est liée à la tentative pour sortir du sommeil ; mais il ne fait que passer d’un rêve à l’autre, d’une apparence à une autre, dans une progression toujours plus angoissante. On aura reconnu, dans cette progression, le processus de régression à l’infini que j’ai décrit plus haut ; et ce que serait l’  « éveil », le fait de sortir du rêve, serait la découverte du David réel (et corrélativement, du « monde » réel) – de l’objet réel. Sans doute, un David capable de répondre à la question « What is happiness to you ? ».  Bouwsma fait ce type de rapprochements, il écrit ; à propos du fait que derrière un sense-datum, on ne peut trouver qu’un autre sense-datum :

 

« This would be like living in a dream. This would be frightening. And now imagine that in the midst of this dream you open your eyes[31], and look about you into the darkness, and find yourself believing, “however obscurely”, but most certainly, that there are material objects; would not that be a great relief ? Well, this might be what the discovery of “material objects” is like.”[32]

 

Appliquez ce type de considérations à l’identité personnelle – à la question de ce qui se cache, qui est réel, derrière vos apparences, et vous verrez ce que cherche David. J’ai dit que ce type de processus pouvait entraîner la destruction de l’objet. Une des manières de voir le film (une) est qu’il se termine par un suicide, lorsque David saute du toit de l’immeuble ; mais la dernière image du film le montre se réveillant (dans un autre rêve ? Dans la « réalité » ? Comment faire la différence ?). Sauf que l’on sait que bien avant cela, il s’est effectivement suicidé – en avalant des cachets (« I  remember… somebody died… it was me. »).

Le thème du masque, neutre et lisse, est particulièrement fascinant : tout au long du film, lors de sa discussion avec son avocat/psychologue/père, David refuse d’enlever ce masque, de voir ce qu’il y a derrière (et nous ne le savons pas non plus : s’agit-il de Tom ? Du monstre ? D’autre chose ?). Il ne veut pas le savoir, et peut-être ce masque est-il son visage le plus « réel » de tous : celui qui refuse la quête/régression à l’infini de l’identité ; celui qui ne veut pas non plus montrer aux autres qui il est.

J’en viens à l’autre aspect du rapport aux apparences : non à ses propres apparences, mais à celles de l’autre ; en l’occurrence du personnage Juani/Sofia. Les deux femmes se confondent. Là où il voudrait voir le visage de Sofia apparaît celui de Juanni, dès le début de son « rêve lucide », puis juste après la scène du miroir, où il la torture pour lui faire dire où est Sofia – alors qu’elle ne cesse de dire « Mais je suis Sofia ! » ; puis finalement au moment le plus intime qui soit ; et il tue Sofia, croyant tuer l’autre, hurlant « I want to see your face ! » (qu’il ne peut à cet instant de toute façon pas voir, puisqu’il est en train de l’étouffer avec un oreiller). Le refus qu’elle soit bien ce à quoi elle ressemble (pour une raison qui ne m’est pas encore claire ; et l’explication en termes de « subconscient », avancée à deux reprises, est parodique) de chercher le visage haï derrière celui de la femme qu’il aime, l’amène à la détruire.

Je prends à présent mon second exemple : il est tiré de Claim of Reason, de Stanley Cavell, dans la quatrième partie intitulée « Skepticism and the Problem of Others ». Le problème est également lié aux apparences et à la volonté de voir ce qui se cache derrière, et ce également – comme dans l’image précédente – par rapport à un « objet » humain. C’est justement la question de l’humanité d’un (de deux) être(s) qui est en cause – et je crois que cela peut éclairer certains des aspects de Vanilla Sky. Dans le passage auquel je pense, « perfectionner un automate », Cavell se demande [33] si l’on pourrait envisager l’existence d’un être qui aurait toutes les caractéristiques d’un être humain sauf une – ce qui l’amène à écrire une histoire impliquant un narrateur, un automate (l’ « ami »), et l’artisan – créateur de l’automate. La question est celle de savoir ce qui peut ou non produire la conviction qu’il s’agit bien d’un automate – ce qui peut ou non produire le fait que l’on peut considérer un être comme un automate. Le narrateur, l’artisan et son ami font une promenade dans le jardin de l’artisan – et le narrateur (appelons-le « C ») n’ a aucune raison de douter de l’humanité de l’ami, qui est vêtu d’un imperméable et d’un chapeau à larges bords. Sauf qu’une fois les vêtements retirés, à la grande surprise de C c’est un être fait de métal et de matières artificielles qui apparaît. Un couteau plongé par l’artisan dans la poitrine de cuivre révèle, à l’intérieur, un mécanisme. La conviction de C est faite : il s’agit bien d’un automate. Toute la suite de l’histoire, telle que je la lis, tourne autour de la fascination pour l’intérieur, pour le fait de regarder à l’intérieur, comme ayant la capacité spéciale à révéler l’humanité ou le caractère non-humain d’un être ; alors même que l’on sait que rien ne pourra produire ce type de conviction – que ce n’est pas comme cela qu’il faut s’y prendre.

Au cours des visites, l’artisan progresse  - en particulier quant à l’aspect extérieur - et l’ automate est de plus en plus perfectionné, jusqu’au jour où le couteau ouvrant la poitrine révèle l’intérieur d’un corps humainC est frappé d’horreur. Contraste avec ce sentiment d’horreur le sentiment de joie de l’artisan ; disant qu’il ne reste plus que des détails techniques à régler, en particulier pour le système nerveux ; les réactions à la douleur sont trop mécaniques – mais que la véritable question porte sur la douleur elle-même. C ne relève pas sur le moment. 

Cela étant, il s’agit bien d’un automate, comme en témoigne le caractère rigide de son visage – et C résiste à l’idée de vérifier à nouveau en regardant à nouveau à l’intérieur : il a déjà regardé, il sait ce qu’il verra (« The impulse fade as my trust reassert itself », p. 405).

La seconde scène critique arrive lorsque, cette fois, l’automate revêt une apparence et des attitudes parfaitement humaines – il n’y a plus rien, par exemple, de rigide dans son attitude ; et la vois est parfaite. Et lorsque l’artisan approche son couteau de la poitrine de l’ami, celui-ci se révolte, se bat avec l’artisan – criant « Assez ! Ca fait mal ! Ca fait trop mal ! Je ne peux plus supporter d’être un cobaye humain, je veux dire, un humain cobaye » (également p. 405).

La question du narrateur/de Cavell est : « Est-ce que j’interviens ? ». Et s’il n’avait pas dit cela, ce qui précède aurait été une première fin possible – j’y reviendrai. Je crois que si cette question est capitale, c’est pour la raison suivante : si C est incapable de savoir comment il doit agir, c’est parce qu’il ne peut pas décider quelle attitude il doit adopter face à l’ami, et si c’est le cas, c’est parce qu’il a beau savoir que c’est un automate humanoïde, il est impossible de parler de quelque chose d’humanoïde sans par là-même lui attribuer des émotions ; comme le note Cavell plus loin :

 

« My strolls in the craftsman’s garden tended to show that I cannot accept something as “like” a human being and at the same time regard the thing as lacking in an essential feature of the human being, call it sentience.”[34]

 

Au dernier moment, l’artisan lève le bras; le robot aussitôt s’arrête, allume une cigarette (une des choses qu’il a été programmé à faire, reste impassible). L’artisan est ravi : « On/Je t’ai bien eu, hein ?Maintenant, tu réalises que le combat/les mouvements et les mots/vocables de révolte étaient tous programmés ! Il/c’est destiné/programmé à faire cela ! »[35]. C’était un test – difficile d’en voir le résultat exact, vu que C n’a pas eu en définitive à intervenir – mais sa réaction, sa stupéfaction devant la réaction vive de l’automate montre – quoi ? qu’il s’est fait avoir, qu’il l’a considéré un bref instant comme un humain. Ou – tel que je le vois – que pour la première fois, il a compris l’autre comme un être humain (pas dans le sens où il se serait fait avoir).

« Regarde ! », ajoute l’artisan : et il menace à nouveau l’ami avec son couteau – la question se repose  - « Est-ce que j’interviens ? ». Ici Cavell apporte un changement important : l’attention de C se  détourne de l’ami pour se porter sur l’artisan : lui dit qu’il est fou, qu’il l’a trop bien fait, qu’il lui a donné des passions et une âme réelle. Conclusion : ça devait se terminer comme ça. C’est la « morale » de l’histoire qui m’intéresse ici :

 

« En tous cas, j’ai appris que si quelque chose d’humanoïde diffère sous un certain point d’un être humain, c’est à dire,  toutes les caractéristiques d’un être humain sauf une, ce point ne sera pas quelque chose se passant juste à l’intérieur, ou juste à l’extérieur. C’est pour cela que mon intérêt s’est détourné de l’ami. Je ne peux plus rien apprendre de lui, de toute façon, en regardant à l’intérieur de lui. Je sais ce que je verrai si je regarde. »

 

Pourquoi est-ce une « morale » intéressante ? Parce que C a déjà dit cela à plusieurs reprises – c’est une idée récurrente, le fait qu’on a rien à apprendre en regardant à l’intérieur ; et d’autre part, parce que l’histoire aurait – comme je l’ai noté – déjà pu se terminer, mais qu’elle a continué. Et qu’elle continuera encore. Comme le dit Cavell, le narrateur ne veut pas s’arrêter. S’il s’arrêtait, cela voudrait – je crois – dire qu’il accepterait (qu’il assumerait) la vérité de ce qu’il y a dans cette morale. Sauf qu’il en est incapable, et que l’histoire reprend. Le « ce que j’ai appris » de C sonne beaucoup trop comme quelque chose dont celui qui le dit veut en fait s’en convaincre, et n’y arrive pas.

Une possibilité de suite : avec un automate rénové, dont l’intérieur a été remplacé, non plus par des imitations d’entrailles humaines, mais par des mécanismes. Là encore, lorsque l’artisan demande à C s’il veut voir l’intérieur, celui-ci accepte, à condition que ce ne soit pas avec un couteau, mais par exemple, des rayons X. L’artisan note que ça l’intéresse, après tout, et la justification de C est assez maladroite : « But not in order to settle whether the friend is an human being » - ce qui signifie exactement le contraire de ce qu’il affirme ; on trouve la justification de cela plus loin, lorsque Cavell écrit :

« But if looking inside might not settle the question whether the friend is a human being, why isn’t this more interesting than ever, or, if you like, more amazing than ever ? »[36]

 

Mon idée ici, bien sûr, est de montrer en quoi cette obstination est reliée au processus que j’ai relevé dans le cas des sense-data : processus de régression à l’infini et d’insatisfaction grandissante. Je vais développer ce point – dès que j’aurai fini de raconter l’histoire, en tout cas là où elle se termine pour moi – mais on peut déjà voir que la structure partagée entre les deux situations est à la base la suivante : quelque soit ce que l’on trouve derrière le phénomène, il ne s’agira pas de quelque chose qui nous satisfera. Dans le cas des sense-data, c’est parce que, comme nous l’avons vu, tout ce qu’il peut y avoir derrière un sense-datum est un autre sense-datum – rien de tel que l’objet réel ; et rien de ce qui est phénoménal ne pourra nous satisfaire. Dans le cas de l’automate, c’est parce que tout ce qu’il peut y avoir à l’intérieur du corps du robot ne sera jamais autre chose que des éléments qui peuvent être interprétés en termes humains ou non humains – rien de tel que son être réel ; rien qui puisse apporter une conviction. Dans les deux cas, le doute se nourrit lui même une fois qu’il a commencé. Dans les deux cas, il s’agit d’une attitude : qui nous en dit autant sur celui qui entame le processus que sur l’objet/être considéré. Cela est noté par Cavell, à propos de C, lorsqu’il écrit, juste après le dernier passage que j’ai cité :

 

« And doesn’t this at least suggest that we cannot know that another is sentient ? – It may suggest what state someone is in who takes it this way.”[37]

 

Vous regardez à l’intérieur de l’être pour savoir si c’est un être humain ou pas ; et ce que vous voyez ne peut vous apporter de conviction. Pourtant, vous vous obstinez dans cette voie – la voie dans laquelle vous ne pouvez statuer sur son cas – vous vous placez donc volontairement dans une situation où vous refusez de décider s’il est capable de souffrir ou pas, si vous le considérez comme un frère de souffrance ou pas. Ce que cela dit sur lui n’est pas évident à savoir. Ce que cela dit sur vous, sur votre état, c’est qu’il y a quelque chose qui vous manque, plus précisément, l’exercice d’une capacité. C’est une des manières dont on peut voir la fin de l’histoire de Cavell, comme on va le voir.

C s’est familiarisé avec l’automate, s’est habitué à l’idée qu’il ait des « sentiments » - « lui » montre de la « sympathie ». Un jour, l’artisan dit à C : « you have accommodated yourself to the friend, have you ? You have learned how to treat him. Your attitude towards him is an attitude towards a “soul”, is it?  You hedge his soul, do you?” (p. 408). Puis il déchire la chemise de C et ouvre sa poitrine pour révéler un mécanisme – à la stupeur de C.

Il y a alors deux conclusions possibles : soit tout ce que C peut avoir, ce sont des « souffrances » - auquel cas il n’est pas humain ; soit l’ami a des souffrances, et alors il faut l’accepter comme un frère de souffrance. J’arrête l’histoire ici. Voyons ce que nous avons.

 

J’ai parlé plus haut d’images dans lesquelles sont cristallisées des formes que peut prendre la pensée humaine, en lien avec des conceptions générales, comme la question du monde comme d’un lieu où on peut ou non s’orienter, ou un monde que l’on partage ou non avec d’autres personnes et/ou avec soi-même. Ces « formes » peuvent sans doute être mieux décrites comme des mouvements, des directions (comme dans le sens où Wittgenstein parle de tendance de l’esprit humain) ; et les « images » comme des histoires plus ou moins détaillées, plus ou moins sophistiquées – on trouve ces histoires dans la philosophie, dans les sciences, dans la littérature, cinéma, et autres formes d’art. Nous pouvons essayer d’explorer ces images, et ainsi d’approcher la forme particulière, ou le mouvement particulier, de la pensée en question. J’ai essayé de montrer en quoi la distinction entre les sense-data et les choses matérielles est une de ces images philosophiques, particulièrement élaborée ; et qu’elle partage des traits communs avec les deux autres images dont j’ai parlé : avec ce que fait le personnage de David dans Vanilla Sky, et avec ce que fait C dans The Claim of Reason. Maintenant, deux questions se posent : est-ce que ces rapprochements sont légitimes ? Et s’ils le sont, comment les rendre éclairants ? Poser la première question revient à demander si après tout, le thème des sense-data n’est pas un thème isolé, une question philosophique particulière et à traiter comme telle. Poser la deuxième question revient à demander en quoi le rapprochement entre ces images, s’il est légitime, permet d’éclairer le mouvement de la pensée dont il est question.

Quant à la première : ce que permet de montrer le texte de Bouwsma, par rapport à un exposé classique sur les sense-data, est que cette question  peut être mieux comprise quand on la replace dans le cadre de l’interrogation philosophique qui a suscité l’intervention des sense-data et des choses matérielles – dans ce contexte de d’indices, de découvertes, d’excitation de la découverte ; d’inquiétude, aussi, liée à cette découverte, et qui est la motivation pour une autre recherche. Il semble alors que l’on ne peut comprendre le problème des sense-data (et en quoi c’est un problème) indépendamment de ce background : c’est ce que montre le texte de Bouwsma, ce que montre son approche – approche de la manière dont la question se pose pour le philosophe comme nécessaire pour comprendre en quoi il s’agit d’une question. C’est aussi une approche qui est typiquement wittgensteinnienne, mais c’est un point que je ne peux pas développer ici, qui nous entraînerait trop loin. La compréhension de la question des sense-data passe par la compréhension de la manière dont ce qui existe peut être très différent de la manière dont il apparaît ; de la manière dont ce qui est visible – les sense-data – peut nous être caché (si on ne sait pas regarder il faut) et être découvert ; en quoi cela entraîne la recherche des choses matérielles qui nous sont tout aussi cachées (alors que l’on peut croire qu’elles sont sous nos yeux). Tout cela suppose l’activité intellectuelle d’un philosophe. Il est possible d’en rester là, et de chercher ce qu’il y a de typiquement philosophique dans ce type de recherche – c’est ce que fait Bouwsma, lorsqu’il explique la différence entre la démarche du philosophe et celle de l’explorateur ; entre ce que sont des indices au sens général du terme et ce que sont les indices pour le philosophe (des particularités du langage). Mais cela peut ne pas suffire : c’est à dire, si l’on pose la question de cette manière, il peut être éclairant de cerner à la fois ce qu’il y a de typique dans l’interrogation du philosophe et aussi en quoi l’interrogation du philosophe prend à son compte, à travers les méthodes, techniques et vocabulaires typiques de la philosophie, une interrogation qui est plus largement répandue – pas dans le sens où tout le monde se poserait ce genre de questions ; dans le sens où la pensée humaine contient une propension à le faire ; ce que, bien sûr, j’assume simplement ici – je ne vois pas comment je pourrais le démontrer. C’est pour cette raison que l’on peut vouloir comparer le traitement philosophique de cette question (le traitement typiquement philosophique) avec le traitement qui en est fait dans d’autres formes de productions intellectuelles, parce que en procédant ainsi, nous pouvons mieux cerner ses caractéristiques et ses enjeux, et également avoir un autre regard sur nos propres pratiques. D’un autre coté, il semble qu’en prenant la question ainsi, on perde une dimension essentielle de la question : la dimension qui permet de résoudre ce type de problème, la dimension dans laquelle on cherche vraiment à résoudre le problème du rapport entre sense-data et choses matérielles – comme si la question était, pour ainsi dire, court-circuitée. Il semble difficile d’expliquer en quoi on ne perd rien, dans la mesure où ce que nous cherchons alors est différent – d’une certaine manière, l’intérêt porté aux racines de la production philosophique suppose un changement dans la conception de ce que c’est que traiter une question philosophique. On ne peut pas à la fois faire cela et tenter en même temps de prouver qu’il est vrai ou faux (et dans quelles mesures) que le sense-datum est identique ou non à une partie de la surface de cet objet ; principalement parce que ce type de traitement perd alors son pouvoir d’attraction.

En quoi ces rapprochements peuvent-ils être éclairants ? Il semble qu’à première vue, par exemple, la question des sense-data n’ait rien à voir avec la question de la connaissance des autres personnes – c’est une question qui concerne le rapport de n’importe quel objet ordinaire à ses sense-data. Mais le texte de Bouwsma montre déjà comment le problème se pose de façon particulièrement aiguë pour ce qui est de la relation à l’autre – ce n’est pas un hasard si l’exemple pris pour illustrer la recherche d’un objet réel derrière les apparences est l’exemple de la recherche d’un être humain réel, ce n’est pas non plus un hasard que cet exemple soit – comme je l’ai déjà relevé – si frappant. Comment rendre compte de cela ? Que peut-on faire, outre le fait de dire : regardez, il y a cette question du rapport entre les choses matérielles et leurs apparences, et c’est une question qui prend une dimension cruciale quand elle touche les autres personnes, d’ailleurs l’exemple de Bouwsma, incluant « Retire ta peau ! Tu ne m’auras pas comme ça ! » le montre ! Mais, après tout – on peut ne pas être impressionné par cet exemple. On peut lui refuser son caractère significatif – et sa place dans la discussion. Une manière alors de montrer en quoi il est significatif est  de le placer à coté d’autres exemples du même type, comme celui de Vanilla Sky ; incluant la scène où David tue Sofia en hurlant « I want to see your face ! » ; comme celui de Cavell, incluant la scène où l’artisan agresse l’ami avec son couteau, que celui-ci supplie et se débat, et que C ne sait toujours pas s’il doit intervenir ou pas. En commençant la description de la scène de Cavell, j’ai dit qu’elle permettrait d’éclairer certains aspects de Vanilla Sky – et à propos de ce film, j’avais dit que la raison pour laquelle David refuse qu’elle soit bien ce à quoi elle ressemble, de chercher un visage haï derrière le sien, ne m’était pas encore claire. Il est à présent possible d’y voir plus clair. Une des interprétations possibles mentionnées par Cameron Crowe est que Sofia et Julie ne sont qu’une seule et même personne. On peut alors se demander pourquoi David cherche à substituer à l’image de la femme parfaite (selon ses critères), de l’amour parfait, celle d’une femme dévorante, accaparante.   Dans le texte de Cavell, le refus du narrateur de reconnaître l’ami comme un automate ou comme un être humain, sa fascination pour l’intérieur de l’ami ; sont liées à une place qu’il refuse d’occuper – cette place est celle où il habiterait pour ainsi dire le même monde que l’ami (un monde où, pour reprendre l’expression de Cavell, ils seraient « frères de souffrance »). Le fait qu’il s’agisse d’un refus est quelque chose d’intéressant, parce que cela permet d’expliquer aussi la place qu’occupe le narrateur dans son propre monde – c’est une position de retrait, c’est à dire, comme nous l’avons vu, ce n’est pas – il est possible qu’il ne soit pas – un être humain ; ce que Cavell décrit quand il dit qu’il est possible que le narrateur ne ressente que des « souffrances », pas des souffrances – ce qui est aussi patent quand, regardant l’intérieur de son propre corps, il y trouve un mécanisme. Il y a quelque chose de tout à fait semblable dans Vanilla Sky ; montré d’une manière différente. Le refus de David de reconnaître Sofia pour ce qu’elle est – une femme formidable, qu’il peut aimer – est également le refus d’une place qu’il refuse d’occuper  - place dans laquelle il vivrait dans le même monde qu’elle. Et cela montre aussi la place que David occupe dans son propre monde – une place inexistante, superficielle. Mais cette fois d’une manière tout à fait littérale : c’est à dire que le « monde » de David est très exactement celui du « lucid dream », donc un monde entièrement créé par lui, par ses images, par ses fantasmes et les choses dont il a peur – y compris Sofia. En ce sens la question de savoir si Sofia et Julie sont une ou deux personnes n’a même pas à être posée. Le fait que le refus de David d’occuper une place dans le même monde que l’autre et dans son propre monde est montré, dans le film, par le fait qu’il vit dans un rêve. L’injonction « open your eyes » est destinée à le faire sortir de cet état. Cette notion de place comme quelque chose de non-assumé est au cœur du film, comme l’est la remarque de l’ami (looser) de David, au début : « Claim your life, David ! » - chose qu’il ne pourra faire qu’en sortant du rêve.

 

 

 

Sense-data, doute philosophique et scepticisme

 

 

Mon point, à présent, est que cette idée de place que l’on occupe dans un (notre) monde est au centre de la distinction entre sense-data et choses matérielles, et que cette idée a un rapport avec un terme que j’ai plus ou moins évité d’employer jusqu’à présent : celui du scepticisme. La lecture de Moore que je propose est une lecture qui ne le rend manifestement pas capable de répondre de manière adéquate au scepticisme, ce qui est pourtant un de ses buts. Je réserve un traitement plus approfondi du scepticisme pour un prochain chapitre, mais je vais pour finir détailler le lien entre cette notion et celle des sense-data. Avant cela, il me faut faire deux remarques : (a) l’idée courante générale à propos du scepticisme est la suivante : nous ne connaissons pas la réalité extérieure, les objets réels (ou les objets en eux-mêmes), ou si c’est le cas, nous ne pouvons pas savoir que nous la connaissons. La démarche philosophique typique est la suivante :  nous prenons acte de ce problème du scepticisme, comme problème philosophique à résoudre, et nous tentons de le réfuter, par tel ou tel argument, de manière à établir un certain type d’objectivité de la connaissance. Tout se passe comme si le scepticisme était un passage obligé en philosophie, et la réalité extérieure quelque chose que l’on doit défendre ; tout comme l’est l’objectivité de la connaissance. Mais si ce que j’ai tenté d’expliquer sur Moore montre quelque chose, c’est qu’il y a quelque chose qui ne va pas à la fois dans cette conception du scepticisme, et dans la conception du rôle de la philosophie dont elle est solidaire. Il me semble que ce n’est pas la bonne manière de prendre le scepticisme au sérieux. C’est quelque chose que l’on peut voir en particulier dans cette forme extrême de scepticisme qu’est le solipsisme – considéré comme une sorte d’épouvantail destiné à effrayer les jeunes philosophes, mais qui n’est jamais étudié en lui-même en tant que possibilité, jamais, au mieux, autrement que comme un passage obligé. On peut voir ce que signifie prendre au sérieux le solipsisme à travers des ouvres comme Vanilla Sky ; cela ne suppose pas une réfutation, mais une exploration et une réaction. Et il en va de même pour le scepticisme au sens général du terme. (b) Si l’idée selon laquelle on peut parler de la distinction entre sense-data et choses matérielles en termes d’attitude, ou comme je l’ai proposé, en termes de place que l’on occupe (ou que l’on refuse d’occuper) dans un (notre) monde ; si cette idée vaut quelque chose, alors il en va de même pour l’idée du scepticisme en ces termes : en termes d’attitude et de place. Mais une attitude ou une place n’est pas, par exemple, quelque chose que l’on « réfute », c’est quelque chose par rapport auquel on réagit. Il y aurait alors deux variantes du scepticisme : le scepticisme tel que je viens de le décrire, et le scepticisme en termes de thèse philosophique (qui, une fois encore, n’a jamais été soutenue par quiconque). Je vois alors Moore comme étant confronté aux deux types de scepticisme, mais comme ne voulant répondre qu’au deuxième. Et il y a ici, très clairement, un problème : un problème qui est lié à la manière dont il concevait le rôle de la philosophie ; qui est lié à la manière dont il concevait le point de vue du philosophe sur la réalité.

Je peux à présent en venir au lien entre le scepticisme et les sense-data : on voit ce lien à travers le texte de Bouwsma, qui constitue précisément une exploration et une réaction au scepticisme, comme nous l’avons vu : puisque ce qui va avec la découverte des sense-data n’est rien d’autre que la possibilité que le monde nous soit radicalement étranger, et que la découverte des choses matérielles constitue une réaction à cette possibilité. Mais cette lecture correspond à une compréhension du scepticisme au premier sens du terme, pas dans le sens où il s’agirait d’une thèse philosophique. La question qui se pose est alors la suivante : cette lecture est-elle acceptable du point de vue de Moore ? C’est à dire : est-ce qu’il l’aurait acceptée ? Sinon, est-ce qu’elle se tient quand même ? Il y a un moyen relativement facile de le savoir : examiner un échange sur le même sujet entre Bouwsma et Moore. Cet échange se trouve dans The Philosophy of G.E.Moore, respectivement dans le texte de Bouwsma « Moore’s Theory of sense-data » (pp.203-221) et dans le texte de Moore « A Reply to my Critics » (particulièrement dans « Relation of « Sense-data » to Physical Objects », pp. 627-653). Cet échange a été publié en 1942, Moore était à cette époque aux Etats-Unis – il y a passé toute la période de la guerre, c’est là qu’il a écrit ses réponses. Donc, bien sûr, cet échange est antérieur au texte de Bouwsma de Essays in retrospect, qui a été publié pour la première fois en 1955.[38] Il me faut commencer par les différences qu’il y a entre les deux textes de Bouwsma (outre l’orientation générale qu’ils partagent), différences particulièrement éclairantes.

La principale différence entre les deux est que dans le premier texte il n’assume pas l’existence de quelque chose comme des sense-data. Il écrit qu’il n’arrive pas à identifier ce que Moore nous dit qu’il voit – et c’est ce qui amène Moore dans sa réponse à supposer (il ne dit pas qu’il en est sûr) que ce qu’il appelle « sense-data » n’existe probablement pas pour Bouwsma). Ce qui est intéressant est que la démarche de Bouwsma – et c’est cela qui fait hésiter Moore – n’est pas une tentative pour montrer que quelque chose n’existe pas, mais une tentative pour comprendre comment Moore en vient à supposer l’existences de ce genre de choses ; c’est à dire, presque la même démarche que celle du texte de 1955.   L’importance de se mettre à la place du philosophe pour comprendre ce qu’il fait – l’aspect wittgensteinien de sa démarche, même si je ne me suis pas expliqué sur ce point – est montré dans l’idée qu’une réaction de refus instantané est le moyen le plus sûr de passer à coté de ce qui importe : il est impossible de maintenir à la fois ces deux démarches : douter de l’existence des sense-data et essayer de comprendre les directions de Moore dans sa tentative pour identifier un sense-datum :

 

« Then further if you interpret a philosopher’s language as so much english, you are certain to fail »[39]

 

Je ne reviens pas sur ce point, qui a été déjà développé, mais il est pertinent ici en ce qu’il s’applique alors à Bouwsma lui-même – c’est une sorte d’auto-consigne, ce qui n’a plus lieu d’être en 1955. La question est de savoir comment approcher l’expérience de Moore, comment nous la rendre familière.  Et il me semble significatif que le second texte, c’ est à dire celui où il assume l’existence des sense-data[40], est meilleur que le premier, dans le sens où il est plus évocateur, selon cette voie. Et il me semble tout aussi significatif que non seulement il n’a pas renoncé à son approche, malgré la critique que Moore a donnée de son interprétation, mais qu’elle est d’une certaine façon renforcée. Qu’est-ce qui a pu gêner Moore ? Principalement deux éléments, et les deux sont liés de différentes manières au scepticisme. Le premier est l’idée selon laquelle il y a quelque chose dont nous sommes sûrs, et dont après nous en venons à douter. Le deuxième est l’idée selon laquelle une fois le processus de doute entamé, rien ne pourra l’arrêter. On trouve derrière ces deux idées un thème sous-jaçent, sur lequel Moore ne s’exprime pas, mais qu’il ne peut pas vraiment assumer comme étant sien – l’idée, que j ‘ai beaucoup développée dans la première partie de ce texte, du caractère extraordinaire de la démarche qui est la sienne ; mais qu’il doit comprendre sous son appréciation – neutre – du caractère « hautement original » du texte de Bouwsma.

Qu’en est-il de la première idée ?

Bouwsma écrit, p. 206 :

 

« Professor Moore says there is something about which you first feel sure, and then about which you doubt »

 

et la réaction de Moore est de dire “this is an assertion which has puzzled me very much” (p. 633). Telle que Moore la comprend, la remarque de Bouwsma signifie qu’il veut dire que le lecteur sera sûr, quant à un objet qu’il voit et qui est la partie de la surface de sa main, que c’est une partie de la surface de sa main. Mais ce qu’il lui faut déterminer, c’est si le lecteur en vient par la suite à en douter[41] . Pour répondre à cette question, il réintroduit ici sa distinction entre voir directement et voir indirectement, puis donne sa propre interprétation de la situation :

 

« What I was in fact supposing (and I did not imply anything other than this) was that the reader would ALL ALONG feel sure that the SEEN object, which was in fact part of the surface of his hand, WAS identical with a part of the surface of his hand, and would continue to feel sure of THIS, even when he came to doubt whether the DIRECTLY SEEN object, which I thought he could pick up, WAS identical with this SEEN object.”;

 

 et si les deux ne sont pas identiques, alors il n’y a pas une proposition dont le lecteur est d’abord sûr et dont il doute par la suite – Bouwsma aurait alors tort. Cependant – et là, Moore fait une concession envers le caractère étrange de ce qu’il dit (cf. citation de Findley) Moore rajoute qu’il a évoqué la possibilité que  l’objet vu directement et l’objet vu (la partie de la surface de sa main) soient identiques :

 

« And hence I was implying the very curious view that a person may, at one and the same time, BOTH feel sure of and actually known to be true a certain proposition, AND ALSO doubt whether this proposition is true.”

 

Maintenant, que peut-il faire d’une telle proposition? Il ne dit pas que cette possibilité curieuse est effectivement réalisée, mais qu’elle existe : que son lecteur peut avoir « this curious state of mind » ; qu’il est possible que lui même l’éprouve en ce moment même. Ce qui est troublant, outre l’idée en elle même, est la remarque qu’il fait sur le parallèle entre ce type d’état d’esprit, chez lui et son lecteur, et celui qu’il attribue à certains philosophes : celui de douter de la vérité d’une proposition dont ils savent en même temps qu’elle est vraie. Le parallèle est intéressant, parce que lorsque Moore donne ce genre de description, ce n’est pas de manière neutre : c’est souvent pour mettre les assertions étranges des philosophes en contraste avec ce qu’ils savent être le cas. Or ici, non seulement il ne dit pas que seul le philosophe fait ce genre de choses (ce qui permettrait de garder intactes des croyances du sens commun versus les bizarreries philosophiques), puisque chaque lecteur est à même de se trouver dans cet état d’esprit, mais il ne cherche pas non plus cette fois à renverser la tendance en rajoutant – n’empêche qu’on le sait. Donc, à sa façon particulière[42]Moore accrédite cette idée de Bouwsma selon laquelle il y a d’abord quelque chose dont on est sûr, puis dont on doute – à ceci près que dans son esprit, il ne s’agit pas d’une succession temporelle mais de deux évènements simultanés.

Maintenant, la différence entre cette reconnaissance de Moore et les explications de Bouwsma, est que ce dernier donne d’une certaine manière corps à ce « curieux état d’esprit », en proposant des exemples, montrant ce qu’il y a d’effectivement très curieux dans cette situation :

 

« What is it that led Pr. Moore and other philosophers to come to pass where, when looks at his hand, he may ask without the slightest perturbation: And is this the surface of a hand? If, actually seeing the surface of his hand, he says: “maybe not”, then he is aware of a sense-datum. The question is: What thoughts lead him to this doubt?”[43]

 

C’est à dire: le caractère étrange de la situation n’est pas quelque chose qui est apparu à première vue à Moore; c’est pour cela que le passage de “A Defence of Common Sense” auquel il est fait allusion – celui où Moore explique à son lecteur comment voir un sense-datum – est insuffisant, ce que Moore reconnaît lui-même. Une partie du sens du texte de Bouwsma consiste à faire reconnaître ce caractère étrange, afin de guider le lecteur – ce qu’il partage avec le texte de Essays in Retrospect.   Mais une partie importante de ce caractère étrange est lié au doute quant à l’objet réel, et c’est là quelque chose d’inévitable ; en même temps ce n’est pas quelque chose que Moore semble prendre sérieusement en considération. Ce qui rend ce type de considération inévitable est montré par le passage suivant de Bouwsma ; où il explique le caractère quasi-paranoïaque de la démarche du philosophe – c’est comme si nous n’étions conscients que de similitudes, et pourtant soupçonner qu’il doit y avoir des dissimilarités dont on n’est pas conscient :

 

« It’s as though one were looking at one’s hand, and had a suspicion that what was seeing was not one’s hand at all. So one examined one’s hand carefully, found out that it was exactly what one expected one’s hand to be and yet concluded: “But maybe there is something I am not seeing, maybe there’s a difference I am missing. So maybe after all, this is not my hand.”[44]

 

Ici, il faudrait montrer le rapport tant avec le personnage principal de Vanilla Sky (Rien dans l’apparence de Sofia ne permettrait de penser qu’elle est autre qu’elle même, et pourtant…) et avec le passage de Cavell (Rien de ce qui est extérieur ou intérieur n’a de pertinence pour douter du caractère non-humain de l’ami, et pourtant…). Ce qui est surprenant, est que Moore ne relève pas ce passage, alors qu’il semble être en contradiction avec son idée selon laquelle on « voit » aussi bien l’objet physique que le sense-datum, mais en deux sens différents : le sense-datum est un objet de perception « directe » - mais le sens dans lequel on peut être dit percevoir « indirectement » n’est pas clair.

Le second point qui gêne Moore dans le texte de Bouwsma, et avec lequel il est cette fois en franche opposition, concerne explicitement la question du doute philosophique et celle de savoir s’il est possible ou non de lever ce doute. L’idée de Bouwsma  est qu’il est caractéristique du doute lié au sense-datum (lié à sa reconnaissance) qu’il ne puisse être levé – c’est à dire qu’on ne pourra jamais, une fois que l’on a commencé à en douter, résoudre le problème de savoir si le sense-datum est ou non identique à cette partie de la surface de ma main ; et ce pour une raison que l’on a déjà vue : contrairement au cas où il s’agirait de vérifier s’il ne s’agit pas d’un gant en caoutchouc, où l’on saurait comment vérifier, ici, rien ne peut faire la différence – rien d’empirique :

 

« Once the doubt has arisen, there’s nothing to do but to go on doubting. Scratching, smelling, looking more closely, do not give relief.”[45]

 

Ce point est à mettre en rapport avec ce que nous avons déjà vu à propos du processus de régression à l’infini. C’est un propos sceptique, en ce sens que nous ne disposons d’aucune procédure pour arrêter ce processus, tout simplement d’aucune procédure pour décider s’il s’agit bien de ma main ou non. Insister sur ce point, donc, revient à insister sur le caractère irréversible de cet état d’esprit : rien ne peut plus soulager celui qui en est la proie. C’est à dire : aucune procédure philosophique ne le peut. Sur cette question, la réaction de Moore est très violente : il rejette tout à fait cette affirmation de Bouwsma. Il y a deux parties dans sa réponse : la première consiste à accepter la conception que donne Bouwsma de la nature de son « doute » ; la seconde à nier le fait qu’il ne puisse être levé.  Il est tout à fait d’accord sur le fait qu’aucune procédure empirique ne pourra permettre de lever le doute, parce qu’il s’agit d’un doute de nature philosophique : rien de tel que s’approcher, le toucher, etc. l’objet ne pourra régler la question :

 

« My doubt is a philosophical doubt, and, like other philosophical doubts, certainly cannot be set at rest by any empirical observations. »[46]

 

Il semble alors que nous soyons loin, ici, d’une version simpliste d’un Moore présentant, disons, sa main pour montrer que le monde extérieur existe. Le doute est ici quelque chose qu’il assume tout à fait, et qui n’est pas si aisément réductible que certains appels au « sens commun » pourraient le faire croire. Mais la deuxième partie de la réponse constitue un refus du fait que ce doute ne puisse être levé, et ce refus prend une forme tout à fait originale : Moore ne propose aucune procédure philosophique, qui serait à la fois indépendante des procédures empiriques et fiable – ce qui seul, pourrions-nous penser, permettrait de régler la question. Sa réaction est une réaction d’indignation : l’assertion de Bouwsma lui semble « utterly injustifiable », la question traitée « so dogmatically » ; et sa réaction consiste juste… à dire le contraire. Il fait appel  à un autre des auteurs du recueil, Marhenke, pour affirmer qu’aucun philosophe ne pourra apporter la réponse à cette question jusqu’à ce que nous sachions ce qu’est une analyse correcte. Donc le doute peut être levé, même si Moore dit qu’il ne sait pas comment, comme pour de nombreuses autres questions. Le passage se termine[47] sur une sorte de profession de foi :

 

« There is certainly something else to do beside going on doubting; and that is to go on thinking about it.”

 

Qu’avons-nous ici ? En quoi Moore tient-il absolument à se démarquer de Bouwsma ? L’idée dont il ne veut surtout pas est celle selon laquelle « there is  nothing to do but go on doubting ». Voilà à peu près ce que cela signifie[48]. C’est une procédure philosophique qui permet d’aboutir à la découverte des sense-data ; c’est à dire, l’examen philosophique de certains énoncés qui sont des « énoncés de perception ». Le point de Moore est de dire à la fois que ces énoncés sont vrais et qu’on les comprend, et à la fois de dire que ce qui nous manque est une analyse de ces énoncés, à savoir : que savons-nous lorsque nous savons qu’ils sont vrais ? C’est l’analyse qui requiert l’intervention des sense-data dans la perception. C’est l’analyse qui donne aussi lieu de douter de l’identité entre ce que l’on voit directement et l’objet réel, c’est à dire de douter qu’il s’agit là en fait de ma main. Qu’avons nous alors ? Semble-t-il, deux niveaux. Il y a un premier niveau qui est celui du « sens commun », c’est à dire des certitudes du sens commun.   Ce niveau est celui où l’on est sûr de ce que l’on perçoit. C’est aussi une sorte de bouclier contre les dérives sceptiques de la philosophie – en particulier, contre les dérives de type idéalistes. On voit alors en quoi devrait consister une « philosophie du sens commun » : rappeler à ces sceptiques qu’ils sont en contradiction entre ce dont ils prétendent douter et ce qu’ils savent en fait. Mais qu’avons-nous au deuxième niveau, c’est à dire celui de l’analyse philosophique des énoncés de perception ? Quelque chose qui ressemble exactement à ce que Moore voulait éviter, à savoir : une forme de scepticisme radical. C’est pour cette raison qu’il ne saurait s’agir de remettre les énoncés du sens commun en question : parce que sa méthode d’analyse mène droit au scepticisme et que c’est quelque chose dont il ne veut pas. Il faut donc d’un coté affirmer – réaffirmer sans cesse – la validité des énoncés du sens commun ; et d’un autre coté, pratiquer l’analyse de manière à arriver également à des certitudes au niveau philosophique. En pratique, c’est quelque chose que Moore n’est pas arrivé à faire. C’est à dire : il n’a jamais trouvé de solution au problème des sense-data qui puisse le satisfaire. Il  y a deux possibilités quant à cet échec. La première est que sa méthode d’analyse ne soit pas la bonne. C’est une possibilité qu’il a lui-même envisagée, comme le montre la comparaison entre sa méthode et celle de Wittgenstein dans son Autobiographie ; où il écrit que Wittgenstein l’a rendu méfiant par rapport à des choses qu’il aurait été autrement tenté d’affirmer positivement, et lui a fait penser :

 

« that what is required for the solution of philosophical problems is which baffle me, is a method quite different from any that I have ever used – a method which he himself uses successfully”[49]

 

Cette première possibilité est donc celle selon laquelle on n’a pas encore trouvé la bonne méthode d’analyse. C’est à dire : on pourra la trouver dans le futur. Donc, il y a un sens à continuer de chercher quelle pourrait être cette méthode. C’est ce que Moore veut croire. La deuxième possibilité quant à cet échec est moins optimiste – c’est en partie celle qu’il attribue à Bouwsma : il s’agit de dire que le doute ne peut être levé, c’est à dire que l’analyse philosophique mène par elle-même au scepticisme, comme si cela lui était d’une certaine manière intrinsèque. Mais cela signifierait que les efforts de Moore pour rétablir un type de philosophie en accord avec le sens commun ne mène à rien – à supposer que le sens commun soit « réaliste », ce qu’il assume de manière générale, et de manière beaucoup moins appuyée dans ce passage de « A reply to my critics ». Vue de cette manière, son refus qu’il en soit ainsi, son rejet du doute « infini » de Bouwsma ressemble à une question de principes et trouve, sinon une justification argumentée, du moins une racine forte dans sa propre conception de la philosophie et du rôle de la philosophie.

Mais ce n’est pas la seule manière d’interpréter cette réaction. L’autre manière de l’interpréter fait appel à une distinction que j’ai proposée plus haut entre deux formes différentes de scepticisme.  Et ce parce que, tel que je le vois, Moore ne doit pas seulement réagir, dans les propos de Bouwsma,  à un scepticisme en tant que thèse philosophique ; il doit pour ainsi dire, réagir au scepticisme qui est présent dans le style d’exposition même que donne Bouwsma de sa pensée, style que j’ai essayé de décrire plus haut à propos de son premier texte, est qui est présent dans l’idée selon laquelle « il n’y a rien à faire d’autre que de continuer à douter ». Tel que Bouwsma le présente dans le premier des deux textes, le problème des sense-data est lié au fait que l’analyse philosophique nous fait douter du rapport entre l’apparence des objets et leur être réel. Et dans le texte suivant, il explique comment la découverte des objets matériels est une manière de résorber le doute, ou encore d’arriver à atteindre l’ « objet réel ». Il voit donc Moore confronté à ce que j’ai appelé plus haut le fait d’être confronté à la question de la place que l’on occupe dans le monde ; une place qui peut être plus ou moins confortable selon que l’on  accepte que les apparences correspondent à la réalité (que cette main est bien une main) ou non : Bouwsma montre, comme à leur manière Russell Crowe et Cavell, que l’on peut ou non être satisfait par ces apparences, que l’on peut ou non, les données empiriques étant ce qu’elles sont, se satisfaire de l’aspect que les objets – et les gens – nous présentent. Ce qui me semble clair, selon cette interprétation, est que l’idée selon laquelle « il n’y a rien d’autre à faire que de continuer à douter » serait une idée insupportable, non d’un point de vue strictement intellectuel, mais d’un point de vue d’être humain vivant. C’est à dire que je vois la réaction de Moore comme la réaction de quelqu’un qui refuse d’habiter un monde où l’on ne peut pas lever le genre de doutes dont il parle. Il les décrit très bien, en parlant d’un état d’esprit curieux, où l’on oscille entre une conception et son contraire. Et la confiance qu’il place en la possibilité pour la philosophie de lever ce type de doute correspond à la confiance qu’il place en la philosophie pour assurer notre place dans le monde – notre place d’être vivant. Ce qui signifie – si c’est exact – que ce qui le gêne dans l’interprétation de Bouwsma peut précisément être la description que donne Bouwsma de ce type particulier de scepticisme, d’abord mis en œuvre puis récusé, dans la pratique même de sa philosophie.

Si tout cela est exact, alors se dessine l’image d’un Moore beaucoup plus sceptique que les interprétations classiques ne le laissent entendre ; d’un Moore beaucoup plus sceptique que lui-même ne peut le laisser entendre. Il est flagrant alors qu’il y a un décalage entre ce qu’il dit être le but de la philosophie au début de Some Main Problems of Philosophy et la démarche philosophique qu’il accomplit, si l’on suit Bouwsma. La démarche philosophique n’est pas seulement de découvrir de quels types de choses les plus importantes l’univers se compose ; elle est avant tout de trouver sa propre place au sein de l’univers en question – parce que ce n’est pas seulement un lieu que l’on a à décrire en tant que philosophe, c’est aussi un lieu que l’on a à habiter, avec d’autres. Si l’on accepte ce type d’interprétation, alors on comprend en quoi l’œuvre de Moore correspond de manière profonde à ce type d’interrogation.

 

 

 

 

 

 

Ouverture

 

 

Il y a une dernière chose qu’il faut à présent évoquer, liée à un problème que j’ai évoqué précédemment. J’ai dit plus haut que le problème de ce type de démarche était peut-être qu’elle ne nous permet plus de régler la question du rapport réel entre sense-data et choses matérielles – et j’ai écarté cette question. Bouwsma la pose en ces termes dans « Reflections on Some Main Problems of Philosophy », juste après avoir mentionné son image du philosophe qui regarde à travers les trous dans la palissade de la réalité ; qui voit des objets brillant dans le noir :

 

« Beyong this, of course, looking intently through a knothole into a deep obscurity with flickerings of light, and tugging at a thread and hearing only the murmurs of the threads one tugs, may both be disappointing. It must be remembered that sometimes the hidden is not found. Among philosophers sometimes happens that if one philosopher announces that he has discovered a new and “important kind of things”, some other may announce that there has been only a new and important kind of mistake. And he may write an essay on how to look through a knothole.”[50]  

 

Autrement dit, la question que je n’ai pas évoquée est celle de savoir s’il existe réellement des sense-data ou pas; si la “découverte” de Moore en est une ou pas. J’ai déjà indiqué comment ce type de question pouvait d’une certaine manière s’effacer devant celle de la compréhension du mouvement de la pensée, de la forme de la pensée, qui amenait l’auteur à faire intervenir leur existence. Il est possible d’aller plus loin, en mettant l’accent sur l’aspect de « découverte » qui est mise en avant par Bouwsma, et – finalement – l’aspect de la pensée de Wittgenstein concernant le rapport de la philosophie à des « découvertes ». Wittgenstein pensait que la philosophie ne pouvait pas du tout consister en « découvertes » de ce type, c’est à dire en la découverte de quelque chose de fondamental sur l’univers qui ne serait pas mis à jour s’il n’y avait pas des philosophes pour y avoir accès. Il semble donc que cette question de la découverte des sense-data soit uniquement liée à certains types de confusions, de nature linguistiques – c’est à dire qu’il aurait traité les rapprochement entre formes de phrases, comme les look-like sentences, comme autant de confusions. Donc, il semble que le type de parcours que décrit Bouwsma de la découverte des sense-data à celle des objets matériels, ne rime absolument à rien. Mais ce serait une manière de ne pas comprendre la philosophie de Wittgenstein, et son rapport à sa propre philosophie. L’idée est plutôt que, comme le montre la fin du Tractatus, ( proposition 6.53) on peut montrer à quelqu’un qui voudrait dire quelque chose de métaphysique qu’il n’a donné aucun sens à certains signes dans ses propositions. L’idée n’était pas alors qu’il ne pouvait pas donner de signification aux signes en question, mais plutôt qu’une fois qu’il aurait reconnu ce fait, il n’aurait plus envie de leur donner de signification. Il me semble qu’il y a quelque chose de parallèle dans le cas des sense-data : si l’on arrive, accompagnés par Bouwsma, au terme du chemin qui mène de la découverte des sense-data aux objets physiques, au terme de cette sorte de traversée du scepticisme, alors le sens en lequel il a pu s’agir, dans le premier cas comme dans le deuxième, de découverte[51],  perdra son pouvoir de fascination sur nous – et nous ne serons plus tentés alors de poser ce genre de questions, simplement parce qu’elles auront pour nous perdu tout intérêt. Contrairement à l’examen de la tendance qui nous pousse à concevoir l’exercice de la philosophie comme un exercice menant à de telles découvertes – et cet examen est alors un nouvel exercice philosophique.

 

 


[1] Ibid., pp. 17-33.

[2] P. 22. Pour un exposé de la différence entre ces trois types de thèses, cf. G.E. Moore, « A Defence of Common Sense », Philosophical Papers, London, Allen and Unwin, 1959, pp. 32-59 ; pour cette question voir en particulier les §§ 61-65.

[3] In British Philosophy in the Mid-Century, ed. C.A. Mace, 1957. Pour un exposé de l’argumentation de Moore, cf. aussi M. Lazerowitz, « Moore’s Commonplace Book », in G.E. Moore, Essays in Retrospect, op. cit, pp. 53-63, en particulier pp. 57-60.

[4] C. Diamond, The Realistic Spirit, Wittgenstein, Philosophy and the Mind, MIT Press, 1991, p. 257.

[5] G.E. Moore, Some Main Problems of Philosophy, p. 13.

[6] « Some Neglected Issues in the Philosophy of G.E. Moore » (p. 70), in G.E. Moore, Essays in Retrospect, op. cit. pp. 64-79.

[7] Op.cit., p. 126.

[8] Le sens de « caché » ici reste relativement innocent, c’est à dire que signifiant juste ce que les yeux ne peuvent voir, il ne suppose pas d’intention de la part de quelqu’un ou quelque chose. Je parlerai plus loin de ce type d’intention – vue comme malveillante – liée au caché.

[9] Par exemple : « la terre existe depuis bien des années », « beaucoup de corps humains ont vécu pendant un certain nombre d’années sur terre ».

[10] Findley, op. cit., p. 70.

[11] Bouwsma, op. cit., p.126.

[12] qui lui même se révèle ne pas être vraiment du sang. Le caractère spécial de ce sang est montré quand, mort sur la croix, un des soldats lui transperce le corps avec sa lance, c’est un mélange de sang et d’eau qui s’écoule.

[13] Cf. aussi les usages poétiques de ce genre d’expression – comme « il y a quelqu’un ici et il n’y a personne », et plus loin « je suis caché et je ne le suis pas » dans « Nuit de l’enfer » d’Une Saison En Enfer de Rimbaud. (pp. 21et 22, ed. Mille et Une Nuits).

[14] Op.cit., p. 127.

[15] C’est également le sens dans lequel on ne voit pas « what makes what the philosopher says alive », dans lequel on voit ses mots comme des signes morts.

[16] C’est moi qui souligne. Il serait vraiment difficile de ne pas voir en quoi les sense-data sont ici des « choses » ; difficile aussi d’ignorer le caractère étrange de l’affirmation selon laquelle il les voit, les sens – alors que ce n’est pas le cas pour nous. Dans la manière qu’a Moore de s’exprimer ici, il y a quelque chose de l’attitude du magicien sortant des objets insolites de son chapeau.

[17] Elle ne l’était pas, bien sûr : Moore a « vu » des sense-data jusqu’à la fin de sa vie.

[18] Op.cit. p. 129.

[19] Op. cit., p. 129.

[20] Op.cit., p. 130.

[21] R.M. Rilke, Lettres à un jeune poète, LP 1999, p. 116.

[22] Bouwsma, op. cit, p.133.

[23] Cette idée est explicitement traitée à titre de possibilité dans SMPP, comme est traitée à titre de possibilité le fait que les sense-data ne soient pas du tout des parties de l’enveloppe réelle. Cf. p.52 (les italiques sont de moi) : « They [sense-data] seem, in a sense, to have have had very little to do with the real envelope, if there was a real envelope. It seems very probable that none of the colours seen was really a part of the envelope,  and that none of the sizes and shapes seen were the size or the shape of the real envelope”. S’il n’ y a que si peu de rapports entre les sense-data et l’objet réel; si le seul accès direct que nous avons est un accès à ces sense-data, alors il n’est pas étonnant que la question de l’existence de ces objets réels soit remise en question.

[24] Cf. p.44,  op. Cit: Moore explique la différence entre ce qu’il entend par sense-datum et ce qui est communément appelé « sensation » en termes d’indépendance du sense-datum par rapport à l’esprit (ce qui n’est pas le cas pour la sensation, qui appartient à un type de vocabulaire beaucoup plus subjectiviste – pour les détails, cf. mon « Que sais-je quand je vois un encrier ». Il écrit qu’il est concevable que le bout de couleur qu’il a vu continue d’exister après qu’il a détourné les yeux. Il écrit qu’il n’est pas sûr qu’il continue à exister.  « I do not say, for certain, that it is : I think very likely it is not. But I have a strong inclination to believe that it is.” Le rôle que jouent les “inclinations” dans la philosophie de Moore est extrêmement important – je ne peux pas développer cela ici. Mais on voit clairement ici que la possibilité que le « décor » s’évanouisse dès que je ferme les yeux ou détourne le regard est une possibilité désagréable, et que ce caractère désagréable a un lien avec le type d’ « inclination » que Moore décrit.

[25] Cette conception des sense-data comme objets privés et n’existant à ce titre que dans des espaces privés est présentée comme la conception dominante en philosophie, et résumée p. 57 de la manière suivante : « That is to say, no point in this private space of mine is either identical with, nor at any distance from, any point within the field of vision of any other person. The sense-given field of each of us, at any moment, constitutes a private space of that’s person’s own; - no two points in any two of these spaces, can be related to one another in any of the ways in which to points in any one of them are related”. Ce type de conception correspond à ce que Moore voudrait réfuter, tout en avouant qu’il ne se sent pas capable de trouver des arguments décisifs pour le faire.

[26] Cette illustration est inspirée du rapport entre ce que Moore dit de cette conception privée des sense-data et l’abolition de toute notion de distance et de direction impliquée par cette conception ; cf. en particulier p. 57.

[27] On trouve p. 57 également un résumé des trois conceptions que Moore considère comme étant la conception dominante : (1) un sense-datum n’existe que pendant la durée où le sujet l’appréhende ; (2) aucun sense-datum directement appréhendé par quelqu’un n’est appréhendé directement par une autre personne ; (3) –déjà évoquée – aucun sense-datum directement appréhendé par quelqu’un ne peut être dans le même espace qu’un sense-datum directement appréhendé par une autre personne. La possibilité du solipsisme émerge dès lors que Moore fait le lien entre ces trois conceptions et l’idée selon laquelle les sense-data « exist only in the mind of the person who apprehends them » - c’est la « common view in philosophy » (Moore considère que c’est une manière impropre de s’exprimer). Je parle de « possibilité » du solipsisme, parce que dès lors que l’on admet ce genre de thèses, on en arrive vite à la conclusion que tout ce que l’on peut être dit connaître existe de cette manière seulement dans l’esprit du sujet connaissant. Et c’est une possibilité explicitement traitée par Moore en ceci qu’il dit que cette vue commune est tenue tant par ceux qui disent qu’il y a des objets matériels que par ceux qui nient leur existence, ou qui disent que même s’ils existent, on ne peut le savoir et on ne le saura jamais.   Cette conception, une fois encore, est rendue possible par le contraste entre ce que l’on perçoit (des sense-data) et ce que l’on sait des objets réels (pratiquement rien).

La question du solipsisme est posée par Moore, cette fois tout à fait explicitement, p. 63 : il écrit « And the question then arises how any of us can possibly know that there is anything else at all in the Universe except his own private sense-data and images; how he can possibly know, for instance , that there are in the Universe, either minds of other people, or material objects, or the sense-data or images of other people. And obviously, on these hypotheses [selon lesquelles notre seul mode de connaissance est le mode d’appréhension directe] these are questions which must be answered in the negative ». Il faut noter que ses prétentions (et du même coup, le degré de sa conviction) son plutôt faibles : p. 144, il écrit que son effort final consistera à essayer de convaincre ses lecteurs que même si nous ne savons pas que les objets matériels existent, au moins nous ne savons pas que nous ne le savons pas – c’est à dire, nous n’en avons pas de preuve formelle.

[28] Pp. 104 et suivantes.

[29] P. 144, Moore écrit que l’ on peut attribuer aux objets matériels trois propriétés, dont l’une est négative et les deux autres positives. Un objet matériel doit occuper une position dans l’espace, et avoir une forme. La deuxième : aucun sense-datum ou ensemble de sense-data ne peut être un objet matériel. Et c’est alors que se pose le problème que j’ai évoqué : (p. 147) : « Every material object, then, I admit, must have at least one property, which is in this extended sense a sense-datum : it must have a shape. But though it has shape, it is not itself the shape that it has: just as a coloured patch must have a shape, and yet the patch itself is quite a different thing from the shape that it has”. Cela ne va pas sans poser des problèmes: déjà parce que Moore dit qu’il emploie le terme “objet matériels en un sens qui exclue qu’il s’agisse de sense-data – cela n’est pas suffisant pour assurer l’indépendance desdits objets (comment éviter la circularité ?). D’autre part, parce qu’en reconnaissant que la propriété d’avoir une forme est la propriété que l’on reconnaît aux sense-data, on ne dispose pas d’un critère réel pour faire la différence entre sense-data et objets matériels, et il devient possible de s’engager dans une discussion au terme de laquelle on pourrait montrer que toute propriété des soi-disant objets matériels sont des propriétés des sense-data, et que donc rien n’est un objet matériel  - un type de réduction à la Berkeley. Ce type de problèmes est au cœur de ce que j’appelle le processus de régression à l’infini dans la recherche de l’objet réel derrière les sense-data. La troisième propriété, également négative, est celle de l’indépendance des objets matériels à l’égard de l’esprit ou des états de conscience : aucun esprit ou état de conscience ne peut être un objet matériel. Bien sûr, ce point n’échappe pas plus à l’accusation de circularité que le précédent. Je crois qu’on peut peut-être mieux les comprendre si, comme dans une perspective parente avec celle de Bouwsma, on interprète ces deux derniers points, positions de propriétés, comme des claims plutôt que comme des thèses argumentables au sens strict. La question est alors de savoir à quel type de motivation(s) correspondent ces claims.

[30] Un reproche fait par Bouwsma et Marhenke ( ?) est que Moore réduit l’usage du terme « sense-datum » au visuel : Moore s’en défend, dans « A Reply to my Critics », arguant que même si c’est l’impression qu’il a pu donner à la majorité de ses lecteurs, le terme s’applique également aux sons, odeurs, goûts, touchers, et également aux sensations de douleur. Et il considère qu’il n’y a pas – même s’ils diffèrent selon certains aspects – de différence de nature fondamentale entre les sense-data visuels et les autres – cf. The Philosophy of G. E. Moore, réf ?, pp. 627-653.

[31] « Open your eyes, David ! », est une des injonctions récurrentes de Vanilla Sky.

[32] Bouwsma, op. cit ; p. 134.

[33] S. Cavell, The Claim of Reason, Wittgenstein, Skepticism, Morality, and Tragedy, Oxford University Press, 1979, pp. 403-411.

[34] Op. cit., p.414.

[35] ibid, p. 406.

[36] Ibid., p.407.

[37] Ibid., p. 407.

[38] In The Philosophical Review, Vol. XLIV, 1955.

[39] Op. cit. p. 208.

[40] En tous cas, c’est ce qu’il semble ; c’est à dire si l’on prend la phrase « Sense-data are among those « most important things which we know to be in it » (the universe).” Comme reflétant son propre point de vue, et pas seulement celui de Moore. Mais le fait est que dans le genre de perspective qu’il adopte, importe finalement peu de chercher à interpréter ses dires en termes de position ou non d’existence – on est passé à autre chose.

[41] Il semble que selon les termes de Moore, nous ayions déjà la réponse ; c’est à dire une réponse négative – selon un Moore scolarisé. Mais Moore reprend réellement la question à la base, sans vouloir imposer de direction prédéterminée à sa réflexion. Cela ne signifie pas qu’il ne suit pas en fait des chemins qui sont, d’une certaine façon, prévisibles, mais qu’il ne veut pas préjuger de la réponse – d’où ce style difficile, de phrases qui se succèdent au fur et a mesure que la pensée se développe.

[42] Façon d’envisager alternativement une possibilité, puis son contraire, puis à nouveau la première possibilité, à la manière d’une oscillation, dont on ne sait pas ce qui va l’emporter.

[43] Op. cit., p. 209.

[44] Ibid, p. 211.

[45] Ibid, p. 207.

[46] Op. cit., p. ?.

[47] Ibid.

[48] je reprends ici certains points développés dans « Que sais-je quand je vois un encrier ? Moore et les sense-data ».

[49] PGEM, p.33.

[50] op. cit., p. 127.

[51] Cette idée de la philosophie comme amenant à des découvertes est explicitement endossée par Moore : cf. SMPP, p.38 : « When, for instance, you try to define what you mean by a material object, you find that there are several different properties which a material object might have, of which you had never thought before ; and your effort to define may thus lead to you to conclude that whole classes of things have certain properties, or have not certain others, of which you would never had thought, if you had merely contented yourself with asserting that there are material objects in the Universe, without enquiring what you meant by this assertion.”. Ce passage conforte à la fois l’interprétation de Bouwsma en terme de la philosophie comme nous amenant à voir ce qui nous était caché, et, de manière typique, correspond au type de point de vue que nous ne serons plus tentés d’adopter si nous suivons Wittgenstein.