Marlène Jouan

Réponse à l’intervention de Denis McManus :

« Wittgenstein, Heidegger and Russell on Sense and Sensations »

 

Introduction

 

            L’objet de cette réponse consiste dans la reprise des « termes » de l’étude comparée exposée par Denis, mais à nouveaux frais pour ainsi dire, dans le but de montrer qu’une bipolarisation différente des conceptions philosophiques analysées est envisageable, voire mieux à même de rendre justice aux auteurs cités et en particulier à Heidegger. Je ne discuterai pas la thèse selon laquelle « les qualia sont une invention rationaliste, des entités illusoires postulées pour jouer un rôle dans la quête philosophique des fondements de notre capacité à penser », sur laquelle nous sommes d’accord (accord non négligeable pour la discussion ! – sic ), mais celle suivant laquelle Heidegger et les théoriciens des sense-data, dès lors que celles-ci sont comprises comme une forme de compréhension primaire, se retrouvent sur le même bord philosophique « fantaisiste » face à la lucidité raisonnable de Wittgenstein. C’est en effet ce concept de compréhension primaire, en ce qu’il rend compte – bien que de manière « profondément différente » - à la fois des concepts de sense-data chez Russell et de compréhension préontologique chez Heidegger, qui permet à Denis d’amalgamer les deux problématiques en les renvoyant à une même naïveté métaphysique cartésienne. Or cette « différence profonde » est selon moi tout sauf négligeable, et pourrait bien au contraire rendre à tout le moins sujet à caution le rapprochement opéré. Mais je voudrais avant tout rappeler brièvement ce que Denis entend par « compréhension primaire » ainsi que le nerf de son argumentation.

            La compréhension primaire est ainsi définie comme « une sorte de saisie d’un espace de sens », tandis que la compréhension secondaire qu’elle précède dans l’ordre chronologique et logique consiste dans « les croyances particulières que nous tenons à propos de questions de fait ». La compréhension primaire, en tant qu’elle est ce qui donne son contenu à la pensée, est donc présupposée à chaque fois que nous jugeons ; en termes kantiens, elle n’est rien de moins que la condition de possibilité de l’expérience comme telle, c’est-à-dire de la constitution discriminante d’objets à propos desquels nous pouvons penser et parler de manière sensée. Immédiate et anté-prédicative, cette compréhension est le médium indispensable et irréductible entre le monde extérieur et le sujet, au fondement – parce qu’il doit y avoir un fondement – de nos capacités discursives, et d’une consistance de la vérité autre que simplement formelle. Considérant avec Wittgenstein les objections à la pertinence de ce concept de compréhension primaire pour rendre raison de ces capacités et de cette consistance, Denis propose un diagnostic alternatif en deux étapes : premièrement montrer que ce projet fondationnel est commun aux théoriciens des sense-data et à Heidegger, deuxièmement montrer que ce projet est lui-même confus et voué à l’échec, la conclusion étant que le moyen terme entre nos pensées et le monde n’est rien de plus que « les conversations que nous avons avec nos pairs et les activités dans lesquelles nous nous engageons », et qu’il n’y a pour ainsi dire pas de quoi en faire un scandale philosophique.

            Comme je l’ai annoncé, mon objectif n’est pas de discuter cette conclusion : je ne contesterai pas la mise en cause du projet des théoriciens des sense-data lui-même mais son assimilation avec celui de Heidegger. Je prendrai donc en quelque sorte la défense de ce dernier en en proposant une lecture incompatible avec ce même projet (au  risque probable de me voir reprocher d’être une « dyed-in-the-wool Heideggerian » !). En guise de préalable, il est peut-être important de rappeler qu’il n’y a pas et ne saurait y avoir chez Heidegger de problématique des sense-data, et que par conséquent le concept de compréhension primaire tel qu’il opère dans sa conception reçoit un tout autre contenu que celui que lui donne Russell avec la relation d’accointance. Non seulement on ne parle pas des mêmes concepts d’un point de vue thématique, mais ni même d’un point de vue opératoire. La problématique est en effet celle phénoménologique de la donation de la chose elle-même, et s’il y bien un intermédiaire – au sens le plus large et le plus indéterminé qui se puisse donner à ce terme pour le moment – entre le monde et la signification de ce que nous pensons et disons, il n’est pas question de l’hypostasier en une quelconque entité, objet premier et direct – voire seul véritable – de notre appréhension du monde. Ce point de départ accordé – et c’est la conception heideggerienne de la vérité qu’il faut ici avoir à l’esprit, je montrerai que le concept de compréhension primaire, pour être le point central de l’argumentation de Denis, n’en est pas moins, dans une certaine mesure, un point aveugle de sa lecture de Heidegger, et que ce qui permet l’analogie avec le concept de sense-data résulte d’une confusion des problématiques épistémologique d’une part, propre aux théoriciens des sense-data, ontologique-existentiale de l’autre, propre à Heidegger. Que recouvre alors la compréhension primaire chez Heidegger ? J’en donnerai une lecture qui passe par les réponses aux quatre questions que Denis pose lui-même aux théoriciens des sense-data et à Heidegger, à savoir :

(1)   Quels sont les « objets » de la compréhension primaire ?

(2)   Qui, ou quoi, possède cette compréhension ?

(3)   Que dire de l’acte ou de la relation de compréhension primaire elle-même ?

(4)   Comment se rapportent l’une à l’autre la compréhension primaire et la compréhension secondaire ?

Au terme de ce parcours, c’est l’articulation des concepts de sens - d’expérience discursive du monde – et de donné qui devrait retenir notre attention (la vôtre aussi j’espère !) et, c’est la thèse que je soutiendrai  finalement, autoriser un rapprochement de Heidegger cette fois-ci non pas avec les théoriciens des sense-data mais bel et bien avec Wittgenstein. 

 

I – Mise en question du rapprochement entre Heidegger et les théoriciens des sense-data

 

         Pour donner un aperçu de ma démarche, je vais commencer par citer les deux premiers passages qui permettent à Denis de dessiner un parallèle entre Russell et Heidegger, mais en leur accolant quelques citations extraites de De la certitude, ceci pour montrer d’emblée que le rapprochement est loin d’aller de soi, et que c’est bien à la lecture et à la critique qu’il appartient de faire pencher la balance d’un côté ou de l’autre. La confrontation des trois textes tourne autour d’un concept commun, celui de doute, et chacun d’entre eux se veut une réfutation de la possibilité d’un scepticisme intégral.

 

Toutes les propositions que nous comprenons doivent être entièrement composées d’éléments avec lesquels nous sommes en accointance […] car il n’est guère concevable que nous puissions faire un jugement ou nourrir une supposition sans savoir à propos de quoi nous jugeons ou supposons. Nous devons attacher quelque signification aux mots que nous employons, si nous voulons parler d’une manière significative et pas seulement faire simplement du bruit ; et la signification que nous attachons à nos mots doit être quelque chose avec lequel nous sommes en accointance.

(Russell, Problems of Philosophy, p. 32)

 

Vouloir prouver que le monde existe est une mauvaise compréhension de la nature du questionner. Car un tel questionner ne fait sens que sur la base d’un être dont la constitution est d’être-au-monde. Il est absurde de vouloir soumettre à une preuve de l’existence ce qui trouve dans son être même tout questionner d’un monde et toute tentative pour prouver et démontrer que le monde existe. La question persiste seulement sur la base d’une constante mécompréhension du mode d’être de celui qui pose la question. Pour ce mode d’être et cet être, c’est-à-dire, pour ce questionner, il est constitutif que quelque chose comme le monde soit toujours déjà découvert, puisse être rencontré comme une entité, puisse se manifester lui-même comme une entité.

(Heidegger, Histoire du concept de temps, p. 215)

 

 

87. Une proposition assertorique qui pourrait fonctionner comme hypothèse ne peut-elle pas être utilisée également comme un principe fondant la recherche et l’action ? I.e. : ne peut-elle pas simplement être soustraite à l’emprise du doute, même si ce n’est pas selon une règle explicite. On la prend simplement comme quelque chose qui va de soi, qui n’est jamais mis en question, peut-être même jamais formulé.

88. Il peut se faire par exemple que l’ensemble de notre recherche soit ainsi disposé que, de ce chef, certaines propositions, si jamais elles sont formulées, sont hors de doute. Elles gîtent à l’écart de la route sur laquelle se meut la recherche.

105. Toute vérification de ce qu’on admet comme vrai, toute confirmation ou infirmation prennent déjà place à l’intérieur d’un système. Et assurément ce système n’est pas un point de départ plus ou moins arbitraire ou douteux pour tous nos arguments ; au contraire il appartient à l’essence de ce que nous appelons un argument. Le système n’est pas tant le point de départ des arguments que leur milieu vital.

599. Dire : en fin de compte nous ne pouvons donner comme fondements que ceux que nous considérons comme des fondements, ne dit rien du tout.

Je crois qu’à la base, il y a une mauvaise compréhension de la nature de nos jeux de langage.

(Wittgenstein, De la certitude)

 

A partir de la juxtaposition des deux premiers extraits, Denis dresse le constat que « à la fois Russell et Heidegger postulent une sphère dont notre saisie parfaite nous donne des pensées pourvues de contenu », et en garantissent la signification, et que « bien qu’ils diffèrent quant aux objets de cette compréhension primaire, ils s’accordent pour dire qu’il n’y a pas de sens à douter de la réalité de ces objets ». Mais l’on voit qu’à rester dans un tel ordre de généralité concernant la nature et le statut de cette sphère de sens, Wittgenstein n’échappe pas davantage à la position de son antériorité nécessairement déterminante par rapport au contenu signifiant de ce que nous jugeons. Aussi, avant d’aller plus avant dans l’analyse des déterminations positives de cette sphère chez Heidegger, je montrerai d’abord ce qu’elle n’est pas, faisant ainsi apparaître toute la différence qui la sépare de son soi-disant analogon russellien. Ayant ainsi distingué les deux concepts de compréhension primaire d’un point de vue thématique, j’exposerai dans un second temps leur hétérogénéité opératoire.

La question toute cartésienne qui ouvre les Problems of Philosophy est la suivante : « Y a-t-il dans le monde une connaissance qui est à ce point certaine que pas un homme raisonnable ne puisse en douter ? ». Or, et c’est là la source du scepticisme, « en un sens on doit admettre qu’il est impossible de prouver l’existence de choses autres que nous-mêmes et nos expériences […]. Il n’y a pas d’impossibilité logique à la supposition que la vie entière est un rêve, dans lequel nous créons nous-mêmes tous les objets présents devant nous ». Pourtant la connaissance vraie doit être possible, et à l’intérieur de la problématique épistémologique de la fondation rationnelle de cette connaissance, les sense-data, définies comme les « choses qui sont immédiatement connues dans la sensation », surgissent comme un palliatif ad hoc au vertige logique : « toute notre connaissance, à la fois la connaissance des choses et la connaissance des vérités, repose sur l’accointance comme sa fondation ». Maintenant, que nous-dit Heidegger concernant la nature de la perception ?

 

Dire que je me dirige d’emblée sur des sensations est purement théorique. La perception, selon son sens et son orientation, se dirige sur l’étant-subsistant lui-même. Elle le vise précisément comme étant-subsistant et ne sait absolument rien des sensations qu’elle appréhende. […] Ce sur quoi se dirige la perception, selon son sens, c’est toujours le perçu lui-même. Celui-ci est visé. Qu’est-ce qu’implique cette mise en lumière que ne sauraient masquer les théories ? Rien de moins que cette conclusion que la question de savoir comment les vécus subjectifs intentionnels peuvent se rapporter à un étant objectivement subsistant est fondamentalement mal posée.

(Heidegger, Les problèmes fondamentaux de la Phénoménologie, I, 1, § 9)

 

L’on voit que parler de compréhension primaire au sens heideggerien n’engage pas la postulation d’entités intermédiaires entre le percevant et la chose perçue, sortes de points de contact, puisque ce que dans la mesure où un objet est visé dans la perception, il est par là-même donné dans son être, et non pas à travers le prisme d’un contenu perceptuel séparable (sense-datum ou représentation) et seul proprement expérimenté[1]. L’identité des concepts dans l’ordre thématique est ainsi écartée. S’il y a bien une problématique du fondement chez Heidegger, elle ne saurait donc trouver son « amorçage » au sein d’un espace à combler entre le sujet et l’objet, amorçage qui, bien loin d’expliquer quoi que ce soit, « barre tout accès à la question proprement ontologique du mode d’être du sujet aussi bien que celui de l’étant qui peut devenir objet, mais ne doit pas nécessairement le devenir » (PFP). C’est ici, on s’en doute, le concept phénoménologique fondamental d’intentionnalité qui est en jeu, concept accusé par Denis de dissoudre la relation entre sujet et objet, c’est-à-dire pour lui entre Dasein et monde, dans la mesure où cette relation digèrerait ses propres termes. Pour contester cette interprétation et montrer pourquoi les concepts de compréhension primaire chez Heidegger et les théoriciens des sense-data n’ont pas même une quelconque homogénéité opératoire, je procéderai en quatre points :

(1)   Définition de l’intentionnalité

(2)   Son rapport à l’être-au-monde et à la question du fondement

(3)   La spécificité de la problématique ontologique

(4)   Le concept de monde

 

(1)   Définition de l’intentionnalité

L’intentionnalité définit fondamentalement une relation d’appartenance réciproque du sujet et de l’objet telle que l’un ne puisse être pensé indépendamment de l’autre. Autrement dit, c’est une structure a priori caractéristique du Dasein en tant que celui-ci existe, c’est-à-dire n’est jamais hors monde mais « se comporte » toujours déjà par rapport à lui. En ce sens, et je poursuis ici la citation précédente :

 

Il ne m’est pas possible ni permis de demander comment le vécu intentionnel interne accède à un dehors. Je ne saurais le faire que parce que le comportement intentionnel lui-même comme tel se rapporte à un présent-subsistant. Je n’ai pas besoin de demander comment le vécu intentionnel immanent reçoit une validité transcendante, puisqu’il s’agit au contraire de voir que c’est précisément dans l’intentionnalité, et elle seule, que réside la transcendance. […]L’intentionnalité n’est ni objective ni subjective au sens courant du terme, mais les deux à la fois en un sens beaucoup plus originel, dans la mesure où l’intentionnalité, qui appartient à l’existence du Dasein, rend possible que cet étant – le Dasein – se rapporte, en existant, au présent-subsistant.

(Heidegger, Les problèmes fondamentaux de la Phénoménologie, § 9)

 

Dans quelle mesure nous situons-nous ici au niveau d’un « sens beaucoup plus originel » ? Une telle détermination de l’intentionnalité ne surgit naturellement pas de nulle part, mais est fondée dans l’être-au-monde lui-même.

 

(2)   Rapport de l’intentionnalité à l’être-au-monde et à la question du fondement

L’être-au-monde est le caractère constitutif discriminant du Dasein, puisque les autres étants ne sont pas au-monde mais dans le monde. Autrement dit, le monde est un existential, une structure ontologique du Dasein. Si donc l’intentionnalité appartient à l’existence du Dasein, c’est parce que celui-ci « existe sur le mode de l’être-au-monde. Telle est la détermination fondamentale de son existence, celle qui constitue la présupposition de toute possibilité d’appréhension de quelque chose en général » (Ibid.).

Nous rejoignons ici le problème de la nature et du statut de la compréhension primaire, et commençons à apercevoir que si elle joue un rôle opératoire fondationnel, ce n’est pas dans l’ordre explicatif de la généalogie des causes, mais dans celui, phénoménologique- descriptif, de la mise au jour des « présuppositions » des phénomènes constatés – et non pas déduits[2]. C’est d’ailleurs pourquoi l’être-au-monde est à envisager non pas sous l’angle purement cognitif, mais comme une « structure unitaire », qualifiant l’existence totale du Dasein, quoique analysable en une pluralité de moments caractéristiques, et faisant éclater le concept traditionnel de sujet :

 

Le phénomène de la cooriginarité des moments constitutifs a souvent échappé à l’ontologie, en raison d’une tendance méthodiquement non-réfrénée à faire provenir tout et n’importe quoi d’un fondement originel simple.

(Heidegger, Etre et Temps, § 28)

 

(3)   La spécificité de la problématique ontologique

Au terme de cet éclaircissement, je voudrais montrer que le rapprochement opéré par Denis ne tient qu’en raison d’une confusion (indue) entre une problématique épistémologique – celle qui occupe Russell – et la problématique ontologique-existentiale propre à Heidegger[3]. En témoigne une remarque effectuée en note de son exposé après l’analyse du concept de monde (analyse qui aurait pourtant pu mener par certaines considérations au moins à une toute autre interprétation que celle qu’en donne Denis), et que je vais citer assez longuement car c’est ici que tout se joue :

 

« Pourquoi devrais-je être dans le monde afin de comprendre l’être ? […] Il se peut que nous ayons besoin d’une compréhension de l’être mais c’est semble-t-il franchir un grand pas que de croire que par conséquent je doive être-au-monde […]. Ce qui rend le pas en question apparemment si grand c’est notre tendance à penser à la compréhension comme à une affaire théorique ou observationnelle. […] Si nous opérons avec une conception naïve (liée à la tradition ?) d’une telle compréhension, alors nous voyons son possesseur clairement distingué des objets de cette compréhension et, pour une telle compréhension, la question de son application peut clairement se poser. […] [C’est ainsi qu’]Heidegger élimine l’espace d’un questionnement approfondi de l’application en faisant de notre compréhension de l’être une affaire d’ être-au-monde ».

 

La démarche de Denis est visiblement la suivante : il emprunte le concept de compréhension à la problématique traditionnelle de la connaissance et de ses conditions de possibilités, en le rabattant ainsi dans l’ordre théorique, avant de le transposer tel quel dans l’ontologie heideggerienne – sans prendre en compte le fait que le champ problématique propre à cette ontologie détruit en son principe ce même concept de compréhension – pour ruiner à l’aune de ce qu’implique ce concept dans son déploiement dès lors pré-déterminé la cohérence et la validité de cette ontologie.  Il  fait ainsi de la détermination du Dasein comme être-au-monde un simple artefact destiné à combler les impensés et/ou les apories d’une doctrine vouée par nature à l’échec. Sans faire œuvre de sympathie excessive envers Heidegger, je crois que nous nous débattons là dans l’orbite d’une forme de pétition de principe, en tombant dans le piège dont Heidegger avait pourtant pris soin de nous garder :

 

Si l’être-au-monde est une constitution fondamentale du Dasein […], il doit donc nécessairement être toujours déjà expérimenté ontiquement. […] Néanmoins, dès que le « phénomène de la connaissance du monde » a été saisi, il a été soumis à une interprétation « extérieure », formelle. Un signe en est la position, encore usuelle aujourd’hui, de la connaissance comme une « relation entre sujet et objet », qui contient en elle autant de « vérité » que de vide. Sujet et objet, cependant, ne coïncident pas avec Dasein et monde.

(Heidegger, Etre et Temps, § 13)

 

Autrement dit, et pour en finir avec la détermination négative du concept de compréhension primaire, celle-ci n’est pas réductible à une modalité gnoséologique, mais fait signe au contraire vers quelque chose de beaucoup plus fondamental, de l’ordre d’un a priori intrinsèque à l’existence même du Dasein comme être-au-monde :

 

Le comprendre est la condition de possibilité pour tous les types de comportements particuliers possibles du Dasein […].Dans tout comportement vis-à-vis de l’étant, […] la compréhension de l’être est déjà présente. La compréhension est une détermination originaire de l’existence du Dasein.

(Heidegger, Problèmes fondamentaux de la Phénoménologie)

 

La remarque de Denis faisait suite à une analyse du concept de monde chez Heidegger qui indiquait un autre chemin que celui emprunté par lui, et que je vais donc maintenant suivre.

 

(4)   Le concept de monde

Le monde, que je serai d’accord avec Denis pour assimiler, disons à une première lecture, avec l’être, est en effet l’objet de la compréhension primaire ou pré-ontologique, dans la mesure où c’est uniquement parce que nous sommes toujours déjà au-monde – et donc toujours déjà aussi « compréhensifs » - que nous pouvons rencontrer de l’étant intramondain :

 

   Le monde lui-même n’est pas un étant à l’intérieur-du-monde ; et cependant il est à ce point déterminant pour de tels étants que c’est seulement dans la mesure où « il y a » un monde qu’ils peuvent faire encontre et se manifester, dans leur être, comme des étants qui ont été découverts.

(Heidegger, Etre et temps)

 

Et voici l’analyse qu’en donne Denis, que je citerai à ce titre une dernière fois :

« Le monde » est le contexte à l’intérieur duquel des objets avec une identité déterminée peuvent apparaître. Un étant peut apparaître comme un marteau en tant qu’opposé à une clef, comme long de 30 cm et non pas de 20 cm ou comme le mien en tant qu’opposé au tien. De tels jugements (vrais ou faux) sont rendus possibles par mon accointance antérieure avec un cadre de référence, avec un contexte intelligible dans lequel des objets particuliers peuvent se présenter avec des caractéristiques particulières, comme par exemple étant situés dans des endroits particuliers. En tant qu’agents intentionnels constitués par notre capacité à juger des objets, la relation du Dasein à ce contexte à l’intérieur duquel des objets peuvent apparaître comme signifiants est fondamentale et « immédiate ».

 

Tout à son souci de sanctionner le réalisme et / ou l’idéalisme de Heidegger, en réduisant ses innovations conceptuelles à des variations terminologiques sur le même thème – kantien, Denis me semble avoir sous-estimé cette dimension signifiante du monde qui, si tant est qu’on veuille bien la prendre au sérieux, pourrait bien ouvrir des perspectives comparables à celles de Wittgenstein.

Considérons à nouveau le passage cité au début de ce développement :

 

105. Toute vérification de ce qu’on admet comme vrai, toute confirmation ou infirmation prennent déjà place à l’intérieur d’un système. Et assurément ce système n’est pas un point de départ plus ou moins arbitraire ou douteux pour tous nos arguments ; au contraire il appartient à l’essence de ce que nous appelons un argument. Le système n’est pas tant le point de départ des arguments que leur milieu vital.

 

Ou encore « l’arrière-plan sur le fond duquel je distingue entre vrai et faux » (94), l’espace des « principes fondamentaux de la recherche humaine » (670) (Wittgenstein, De la certitude). Dès lors, le manque de « grammaire » que déplore Heidegger[4] s’avère révélateur de bien autre chose que d’un projet « confus » : c’est ce que nous allons examiner en analysant dans une seconde partie le concept de compréhension primaire dans ses déterminations positives.

 

 

II – Le concept de compréhension primaire chez Heidegger

 

Je vais ici tenter de répondre point par point aux quatre questions que pose Denis à Heidegger, en complétant les analyses précédentes à l’intérieur d’un champ problématique radicalement étranger à celui des théoriciens des sense-data. Un rappel de ces questions s’impose peut-être :

(1)   Quels sont les « objets » de la compréhension primaire ?

(2)   Qui, ou quoi, possède cette compréhension ?

(3)   Que dire de l’acte ou de la relation de compréhension primaire elle-même ?

(4)   Comment se rapportent l’une à l’autre la compréhension primaire et la compréhension secondaire ?

 

(1)   Quels sont les « objets » de la compréhension primaire ?

Cette question telle qu’elle est formulée me semble appeler une réponse qui biaise d’emblée la lecture de Heidegger, dans la mesure où l’emploi du pluriel incline à concevoir la compréhension primaire comme une relation entre un acte de compréhension et une entité singulière, possiblement non analysable et séparée, qu’il n’y aurait qu’à « rejoindre » telle qu’elle, que cette entité existe objectivement, matériellement dans le monde extérieur (réalisme), ne soit accessible qu’à travers une impression, un sense-datum (empirisme), ou en tant qu’elle est seulement représentée dans l’esprit de celui qui comprend et n’existe que par cette représentation (idéalisme). Or pour comprendre ce concept de compréhension primaire dans son sens proprement heideggerien, il faut, je le cite, « se débarrasser de toute pensée théorisante, ne pas faire appel à ce que la connaissance théorique dit à ce sujet, mais voir le sens dans lequel l’expérience factice renouvelle et possède son objet d’expérience toujours dans le caractère de la significabilité » (Grundprobleme der Phenomenologie, 1919 / 1920)[5]. C’est précisément l’articulation de cette significativité[6] comme caractère insigne du monde que vise la concept de compréhension primaire.

Si les conceptions « classiques » de la compréhension primaire que nous avons grossièrement esquissées situent celle-ci au niveau de l’expérience même, en ce qu’elle lui confère son contenu, sa teneur, éprouvée par le sujet et par la suite susceptible de correction, la compréhension pré-ontologique est au contraire antérieure à cette expérience, à la manière d’un a priori constitutif : 

 

Le monde n’est pas a posteriori mais a priori. Est a priori ce qui est déjà préalablement dévoilé et compris en chaque Dasein existant, avant toute appréhension de tel ou tel étant ; a priori au sens de ce qui, toujours déjà précédemment dévoilé, se tient devant nous. […]Loin de coïncider avec l’expérience ontique de l’étant, la compréhension pré-ontologique de l’être est présupposée nécessairement, à titre de condition essentielle, par cette expérience.

(Heidegger, Les problèmes fondamentaux de la Phénoménologie). 

 

Or la significativité est ce qui constitue la structure formelle de ce que Heidegger désigne sous le nom de monde au sens ontologique, à savoir comme nous l’avons dit en tant qu’existential, « caractère du Dasein lui-même » (Etre et Temps, § 14). Autrement dit, elle qualifie le caractère de « constellation » de la manière dont les étants intra-mondains se tiennent en rapport les uns avec les autres, « constellation » ouverte par la compréhension pré-ontologique elle-même. Ici, il faut se rappeler que, dans la mesure où nous acceptons de nous placer en face des faits indépendamment de toute théorie, nous avons à tenir compte du fait que quotidiennement les choses ne sont jamais séparées les unes des autres, mais font partie d’une totalité (ce que j’appelle « constellation »), et que nous ne pourrions pas même faire l’expérience des choses qui se présentent à nous si nous n’avions pas cette idée générale de la totalité où elles reposent toujours déjà. C’est ce qui apparaît très nettement dans ces paragraphes célèbres de Etre et Temps où l’étant-à-portée-de-la-main dans son mode d’être primordial est caractérisé comme « outil » :

 

Un outil, en toute rigueur, cela n’existe pas. A l’être de l’outil appartient toujours un complexe d’outils au sein duquel il peut être ce qu’il est. L’outil est essentiellement quelque chose-pour… Dans la structure du pour est contenue un renvoi de quelque chose à quelque chose. L’outil, conformément à son ustensilité, est toujours par l’appartenance à un autre outil. Avant tel ou tel outil, une totalité d’outils est à chaque fois découverte (§ 15)[7].

 

Autrement dit, la compréhension primaire est d’emblée « holiste », et concerne bien, en tant que condition objectivante de toute objectivité, « lumière qui se répand […] sur le tout » (Wittgenstein, De la certitude, § 141),  un « cadre de référence », un « contexte intelligible » - comme l’écrit Denis - immédiatement articulé sans avoir besoin d’être conceptualisé ni formulé :

 

Le monde est compris avant que les objets ne viennent à l’encontre.
Le monde est en un sens plus extérieur que tous les objets, plus objectif qu’eux, sans avoir pourtant le mode d’être qui est celui des objets.

(Heidegger, Problèmes fondamentaux de la Phénoménologie).

 

Mais pour mieux saisir pourquoi nous avons toujours déjà compris un tel monde dans sa significativité, il faut maintenant interroger celui qui comprend.

 

(2)   Qui, ou quoi, possède cette compréhension primaire ?

Il a déjà été indiqué qu’il s’agissait du Dasein comme être-au-monde, et il importe maintenant de le caractériser plus avant.

 

Au Dasein appartient essentiellement l’être-dans-un-monde. La compréhension d’être inhérente au Dasein concerne donc co-originairement la compréhension de quelque chose comme le monde, et la compréhension de l’être de l’étant qui devient accessible à l’intérieur du monde.

(Heidegger, Etre et Temps, § 4).

 

Ou inversement, et pour mieux servir l’ordre de mon propos, la compréhension primaire n’est jamais seulement dirigée vers le monde, mais concerne au premier chef aussi le Dasein lui-même, « l’étant pour lequel en son être il y va de cet être même », qui, dans sa manière d’être, se rapporte à son être, est ouvert  lui-même, « se comprend ». C’est d’ailleurs pourquoi l’ontologie fondamentale réclame  une analytique existentiale préalable, et que le problème traditionnel de la connaissance n’est dès lors que second[8]. Je ne vais pas ici faire un exposé complet de l’analytique du Dasein, mais simplement souligner trois points essentiels pour l’intelligibilité de la notion de compréhension pré-ontologique :

a)      Le Dasein comme triple rapport : auprès des choses, des autres et de lui-même

Dans la mesure où le Dasein est au-monde, il l’est toujours déjà en tant qu’auprès-des choses (Sein bei…), avec les autres (Mitsein mit…) et en-vue-de lui-même (Selbstsein), ces trois moments étant également originels et constituant donc des existantiaux du Dasein. Et c’est par cette multiplicité que celui gagne son unité. Auprès des choses, c’est ce qui est fondé dans la structure intentionnelle du Dasein, avec les autres car le monde est toujours déjà monde commun, en vue de lui-même parce que le Dasein est toujours à chaque fois mien et constitue le pour-quoi ultime de la totalité des renvois qui caractérise l’être de l’étant à-portée-de-la-main[9].

 

b)      Le Dasein comme ouverture

Le Dasein est au monde, c’est-à-dire  qu’il se tient dans une totalité ouverte de significations à partir de laquelle il se donne à comprendre l’étant intra-mondains, les autres et lui-même. Cette ouverture est de l’ordre d’un projet du Dasein (mais un projet toujours déjà ancré dans la facticité), transcendant en tant que se tenant et tenant cette ouverture. La question est : comment ? C’est ici, dans cette détermination fondamentale de la compréhension primaire, que Denis reproche à Heidegger de faire de cette relation un mixte maladroit de spontanéité et de réceptivité. Mais encore une fois, je crois que ce « mélange » comme il dit « n’a pas à être expliqué mais avant tout être vu comme un mode d’être inhérent et accepté comme tel » (Heidegger, Histoire du concept de temps). La chaîne des raisons a effectivement une fin, et tout est là, « comme notre vie » (Wittgenstein). Cette ouverture est cependant articulée, selon trois modalités : affectivement, compréhensivement, et discursivement.

 

c)      Le Dasein comme comprendre et pouvoir-être

L’ouverture du comprendre concerne, en tant qu’ouverture de l’en vue de quoi et de la significativité, co-originairement l’être-au-monde en sa plénitude. […]Le comprendre est l’être existential du pouvoir-être propre du Dasein lui-même, de telle sorte que cet être ouvre en lui-même « où » il en est avec lui-même. […]Le comprendre a en lui-même la structure existentiale que nous appelons le projet.
(Etre et temps, § 31).

 

On voit que ce qui distingue l’emploi par Heidegger du terme « comprendre » de l’emploi théorique ou ordinaire est que ce qui est primairement compris n’est pas avant tout un objet mais le Dasein lui-même qui, en même temps qu’il comprend, se comprends toujours lui-même, est toujours « auto-compréhensif ». Cela ne signifie pas qu’il se connaît dans le retour réflexif à soi, mais comme possibilité qu’il est, comme déterminé en son être par le possible, possibilité qui ouvre à son tour les possibilités pragmatiques de la chose. Ainsi tout comprendre signifie la compréhension de ce qu’être veut dire, pour moi et pour l’étant intra-mondain, au sein de la mondanéité du monde. 

 

(3)   Que dire de l’acte ou de la relation de compréhension primaire elle-même ?

Nous l’avons déjà caractérisé comme ouverture qui perce toujours déjà jusqu’à l’être, ouverture qui fait que s’agissant du Dasein on ne saurait parler de manière sensée ni d’intérieur ni d’extérieur. Est-ce à dire comme le suggère Denis que cette relation s’annule, en ce que la relation d’intentionnalité absorbe ses termes ? J’avancerais une autre hypothèse : dans le refus de poser face à face sujet et objet, en faisant du monde comme existential du Dasein et objet de la compréhension primaire la condition de possibilité même de la relation sujet – objet, Heidegger nous place fondamentalement dans un régime d’immanence, où la transcendance, dans sa fonction peut-être avant tout négative d’évitement et de l’idéalisme et du réalisme, n’indique pas autre chose qu’un dépassement a priori, toujours déjà effectué, du Dasein lui-même vers le monde qui est toujours aussi son monde. Autrement dit, la transcendance devient condition de l’immanence, intervient pour ne pas intervenir[10].

Dès lors, les deux passages cités par Denis[11] comme purement et simplement dénués de sens s’éclairent, bien qu’apparemment truffés de contradictions. Heidegger tente en effet d’une part de conjurer l’idéalisme, en affirmant que l’existence des choses ne dépend pas de nous et de notre compréhension de ces choses, d’autre part de conjurer le réalisme en affirmant à l’opposé qu’il n’y a de l’être que lorsqu’une compréhension de l’être est possible et effective. Comment concilier ces deux affirmations ? Il ne suffit pas de dire qu’on ne saurait adopter dans cette affaire de position stable parce que le projet heideggerien serait lui-même aporétique. Deux arguments permettent selon moi d’apporter une solution :

-         la distinction entre l’être et l’étant, c’est-à-dire la différence ontologique[12]

-         le fait qu’en l’absence de Dasein on ne puisse pas dire quoique ce soit de l’être, on ne puisse pas tenir un discours logiquement cohérent sur l’être, que donc des propositions telles que « les entités sont » ou les « entités ne sont pas » soient dénuées de sens[13].

 

Or qu’est-ce que présuppose la possibilité de dire, en attachant des significations aux mots que l’on emploie alors ? Celle de l’ouverture de la significativité et donc de la compréhension d’un sens articulable par celle-ci :

 

Mais la significativité elle-même, avec laquelle le Dasein est à chaque fois déjà familier, abrite en elle la condition de possibilité permettant que le Dasein compréhensif, en tant qu’il est également explicitatif, puisse ouvrir quelque chose comme des « significations ».

(Etre et Temps, § 18).

 

Autrement dit, sans Dasein, sans compréhension de l’être, il n’y a pas non plus d’être, ni de monde, ni de sens, et je tiens ici  ces trois termes pour synonymes. La question devient de fait décidable lorsque nous considérons les deux modalités de la nécessité et de la contingence. L’appartenance des étants (de la nature) au monde n’est pas nécessaire mais seulement possible puisque l’existence du Dasein est elle-même contingente. C’est pourquoi en un sens, mais en ce sens seulement, on peut dire que les étants sont indépendants de la compréhension par laquelle ils nous sont donnés. Seulement, à partir du moment où il y a Dasein, et donc monde, cette co-appartenance devient par le fait même nécessaire. La difficulté provient de ce que bien que l’intramondanéité n’appartiennent pas nécessairement à l’étant, on ne puisse appréhender celui-ci que si elle lui appartient. Et en ce sens, c’est-à-dire en tant que pour le Dasein il ne peut y avoir nature sans monde[14], on ne peut ni dire que les étants sont indépendants de la compréhension par laquelle ils nous sont donnés ni dire qu’ils en sont dépendants[15].

 

L’étant est, même si nous ne le découvrons pas, même si nous ne le rencontrons pas à l’intérieur de notre monde. L’intramondanéité est simplement ce qui échoit à cet étant, à la nature quand elle est découverte comme étant. Ce n’est donc pas à titre de détermination naturelle que l’intramondanéité lui échoit. […] Si l’étant que nous sommes nous-mêmes existe, s’il y a un être-au-monde, l’étant est alors ipso facto découvert, dans une mesure variable, comme intra-mondain. L’intramondanéité n’appartient pas à l’être du présent-subsistant [étant-sous-la-main] à titre de détermination ontologique intrinsèque, mais à titre de détermination possible, et cependant nécessaire pour que la nature puisse être découverte. Il appartient donc à la nature pour autant qu’elle est découverte, à l’étant dans la mesure où nous nous rapportons à lui comme à ce qui est dévoilé, d’être toujours déjà à l’intérieur d’un monde, sans que pour autant l’intramondanéité fasse partie de l’être de la nature.

(Heidegger, Les problèmes fondamentaux de la phénoménologie).

 

(4)   Comment se rapportent l’une à l’autre la compréhension primaire et la compréhension secondaire ?

Reformulons d’abord le principe de la nécessaire antériorité, que l’on pourrait qualifier de logique, de la compréhension primaire ou pré-ontologique par rapport à la compréhension secondaire, qui désigne nos jugements et croyances relatifs à l’étant :

 

Le comportement découvrant par rapport à l’étant-subsistant se tient dans une compréhension de la subsistance, et […] l’ouverture de la subsistance appartient à ce comportement, c’est-à-dire à l’existence du Dasein. Cette ouverture est la condition de possibilité de la découverte de l’étant-subsistant. […]De l’étant ne peut être découvert – que ce soit par le biais de la perception ou selon un autre mode d’accès – que si l’être de l’étant est déjà ouvert – , si je le comprends. C’est à cette seule condition que je peux demander s’il est ou non effectif, et que je peux me soucier en quelque manière d’établir l’effectivité de l’étant.

(Heidegger, Les problèmes fondamentaux de la Phénoménologie, 1929)

 

L’ouverture, le propre du Dasein, l’autre nom de la compréhension primaire, est conditionnante de la découverture, qui est la propriété des étants. Le Dasein apporte donc avec lui un cercle d’ouverture, et ce sur quoi je veux insister, c’est que cette compréhension pré-ontologique n’a pas à proprement parler d’ « objets », mais qu’elle est ouverture de l’être, c’est-à-dire, comme je l’ai déjà dit, d’un monde ou de sens qui permet de s’y reconnaître avec l’étant intra-mondain[16]. Autrement dit, « la compréhension de l’être en général, au sens pré-conceptuel, est […] la condition de possibilité de toute thématisation de l’étant » (Ibid.). Ceci m’amènerait au problème de la vérité chez Heidegger, qui n’est pas en effet d’abord le problème de la connaissance mais celui de l’être. Aussi bien en effet le Dasein a-t-il nécessairement une compréhension de l’être, aussi bien est-il toujours déjà dans la vérité. La vérité existe, c’est-à-dire qu’elle a le mode d’être du Dasein : elle n’est donc pas essentiellement dans les propositions mais dans le phénomène fondamental de l’ouverture du Dasein au monde :

 

L’être-vrai comme être-découvrant n’est possible que sur la base de l’être-au-monde. Ce phénomène, où nous avons reconnu une constitution fondamentale du Dasein, est le fondement du phénomène originaire de la vérité. […]Les racines de la vérité énonciative plongent dans l’ouverture du comprendre. […] La « vérité » la plus originaire est le « lieu » de l’énoncé et la condition ontologique de possibilité pour que des énoncés puissent être vrais ou faux (découvrants ou recouvrants).

(Heidegger, Etre et Temps, § 44)

 

(La vérité appartient donc au Dasein, mais le Dasein n’est vraiment ce qu’il est que parce qu’il se rapporte à l’être : c’est-à-dire que le subjectivisme apparent recouvre en réalité encore un objectivisme[17]. )

J’arrive donc au point final de la seconde partie de mon développement, qui concerne le statut de l’énoncé comme lieu de thématisation de l’étant (c’est-à-dire, de la compréhension secondaire) ou forme propositionnelle du jugement. Comme nous l’avons vu, il ne surgit jamais ex-nihilo, « n’est pas un comportement flottant en l’air qui pourrait de lui-même et primairement ouvrir de l’étant en général, mais il se tient toujours déjà sur la base de l’être-au-monde »[18](Etre et temps, § 33). C’est qu’il appartient en effet au seul mode d’être du sujet connaissant, lequel n’est qu’un mode parmi tous les modes d’être possibles du Dasein, et qui situe celui-ci non plus dans un « contexte de vie » mais dans le seul horizon ontologique (cartésien) de la réalité, de l’étant présent-subsistant. Autrement dit, le discours sur le mode de l’énoncé n’est qu’un mode parmi d’autres modes du discours. Je n’ai jusqu’à présent fait intervenir ce concept, qui apparaît au § 34 de Etre et temps au sein d’une critique de l’abord logico-énonciatif de l’être, que très discrètement, lors de l’examen de l’articulation de l’ouverture propre à l’être-au-monde. Que recouvre-t-il ?

 

      Le discours est l’articulation ‘significative’ de la compréhensivité de l’être-au-monde auquel l’être-avec appartient et qui se tient à chaque fois en une guise déterminée de l’un avec l’autre préoccupé.

 

C’est dire que si la compréhension primaire est anté-prédicative, elle n’est pas anté-discursive, bien au contraire. Le donné anté-prédicatif, dans la mesure où il est déjà articulé en lui-même avant que n’intervienne une articulation proprement prédicative de son sens dans un énoncé qui le thématise, est aussi toujours déjà susceptible d’être pris en charge par un ‘discours’ explicitant le sens de ce qui est compris dans la compréhension primaire[19]. Ce que l’explicitation – en tant que configuration du comprendre, appropriation expresse de ce qui est saisi dans la compréhension primaire – explicite, sous la forme du « comme herméneutique » et pas d’abord en énoncés, est donc déjà du compréhensible discursivement articulé[20]. L’énoncé, quant à lui, se déploie sous la forme subordonnée d’un « comme apophantique » qui vise à l’objectivité et réalise concrètement la communication : c’est une « mise en évidence communicative déterminante » (Etre et temps, § 33).

 

 

Maintenant que nous avons donc quitté définitivement le champ problématique propre aux théoriciens des sense-data, j’aimerais montrer, dans une troisième et dernière partie, comment cette analyse de la compréhension primaire, dans ses rapports essentiels à la significativité et au discours, permet d’envisager un rapprochement entre Heidegger et Wittgenstein.

 

III – Esquisse d’un rapprochement entre Heidegger et Wittgenstein : la question du sens et du donné

 

En réalité, plutôt qu’un rapprochement à proprement parler, qui déborderait largement le cadre de cette intervention, je voudrais simplement proposer quelques points de départ – peut-être déjà aperçus au cours de ma réponse – pour un tel rapprochement, à partir des enjeux soulevés par Denis autour du concept de compréhension primaire.

(1)   La question du fondement de la pensée et du langage

(2)   Ontologie, phénoménologie et grammaire

(3)   Compréhension primaire, signification et action

 

(1)   La question du fondement

Je commence par la question du fondement (déjà très rapidement évoquée, cf. p. 7) car celle-ci constitue pour Denis le présupposé rationaliste illégitime, et combattu par Wittgenstein, de toute problématique faisant intervenir la notion de compréhension primaire[21]. Ainsi « les sense-data et les qualia sont [- elles] des mirages que nous ‘voyons’ parce que nous ne pouvons pas croire que les raisons ont une fin […] ». De la même manière, le projet heideggerien serait miné dans son principe même par des contradictions inévitables entre ses ambitions fondationnelles et un vide logique à combler, et qui ne l’est plus dès lors que par la multiplication d’artefacts théoriques. D’où la conclusion : « L’effort de Heidegger ne peut aboutir. Peut-il y avoir en effet une telle forme de compréhension ? Ma réponse est : non. Mais cela n’indique pas que la pensée est impossible. Au contraire cela met au jour une confusion sous-jacente à la demande d’une telle compréhension ». Je crois avoir suffisamment montré que ce terme commun de compréhension primaire utilisé par Denis pour caractériser les deux problématiques recouvrait en fait deux concepts on ne peut plus hétérogènes, et je voudrais maintenant présenter les raisons pour lesquelles on ne peut reprocher à Heidegger de chercher à tout prix le fondement dernier de nos capacités à parler et à penser, dans la mesure où il s’agirait alors de conjurer l’absence de raison ultime et nécessaire de ces mêmes capacités par la reconstruction de ses conditions de possibilités. A se pencher sur la problématique et la méthode proprement phénoménologique, ce n’est pas d’une reconstruction ad hoc qu’il s’agit, mais bien plutôt d’une exhibition de ces mêmes possibilités, et dès lors le parallèle avec le projet wittgensteinien s’impose assez naturellement. Si pour Wittgenstein « toute explication doit disparaître et n’être remplacée que par de la description (Investigations philosophiques, § 109), et si pour Heidegger l’expression de « phénoménologie descriptive » est proprement « tautologique » (Etre et Temps, § 7), c’est que tous deux cherchent fondamentalement à porter à la lumière ce qui n’est certes que rarement vu mais non point invisible, et non pas à créer du visible là où rien ne saurait jamais être vu. Heidegger pose ainsi la question de savoir « ce qui, pour la phénoménologie, doit être appelé ‘phénomène’ en un sens éminent » :

 

Manifestement quelque chose qui d’emblée et le plus souvent ne se montre justement pas, ce qui à l’encontre de ce qui se montre d’emblée et le plus souvent est en retrait, mais tout à la fois est quelque chose qui ressortit essentiellement à ce qui se montre d’emblée et le plus souvent, en sorte même d’en constituer ce qui en est le sens et fond. […] ‘Derrière’ les phénomènes de la phénoménologie ne se tient, par essence, rien d’autre ; mais ce qui doit devenir phénomène peut très bien être en retrait. Et c’est justement parce que les phénomènes ne sont, d’emblée et le plus souvent, pas donnés, qu’il faut la phénoménologie.

(Etre et temps, § 7). 

 

Toute tentative de remonter en deçà des phénomènes est donc vaine et privée de sens, et bien loin de plonger dans une abîme sans fond dans l’espoir de toucher celui-ci, il s’agit de faire apparaître ce qui n’apparaît pas toujours de lui-même et qu’il appartient donc à la phénoménologie de montrer en tant que tel. Wittgenstein ne dit pas autre chose :

Les aspects des choses les plus importants pour nous sont cachés à cause de leur simplicité et de leur banalité. (On ne peut le remarquer parce qu’on l’a toujours sous les yeux.) Les vrais fondements de sa recherche ne frappent pas du tout un homme.

(Investigations philosophiques, § 129)

 

Notre faute (notre erreur) est de rechercher une explication là où nous devrions concevoir les faits en tant que « phénomènes originels ».

(Ibid., § 654)

 

Et là, il faut se rappeler que tous les phénomènes qui nous apparaissent à présent si merveilleusement remarquables ne sont autres que les phénomènes tout à fait habituels qui, lorsqu’ils ont lieu, ne nous sautent pas le moins du monde aux yeux. Ils ne nous apparaissent remarquables que dans le regard singulier que nous jetons pour lors sur eux, maintenant que nous philosophons.

(Grammaire philosophique, § 120)[22]

 

La question qui vient naturellement est alors la suivante : en quoi consistent lesdits « phénomènes », c’est-à-dire proprement le « donné » qu’il s’agit de simplement décrire à chaque fois ?

 

(2)   Grammaire et phénoménologie

J’aurais en fait pu tout aussi bien intituler ce deuxième point : « De la possibilité des phénomènes ». Ce qui en effet chez Heidegger est appelé « sens et fond » - sens et fond qui est aussi l’être, c’est-à-dire l’objet de la compréhension primaire, reçoit aussi le nom de « possibilité » comme objet propre de la phénoménologie, tandis que chez Wittgenstein, qui s’intéresse au langage comme « phénomène »[23], la recherche grammaticale est dite s’enquérir des « possibilités » de celui-ci.

 

Plus haut que l’effectivité, se tient la possibilité. L’entente de la phénoménologie consiste uniquement à se saisir d’elle comme possibilité.

(Heidegger, Etre et Temps, § 7).

 

A l’intérieur de la phénoménologie, il s’agit tjrs de la possibilité, c’est-à-dire du sens, et non pas de vérité ou de fausseté.

(Wittgenstein et le Cercle de Vienne)

 

Nous avons comme le sentiment que nous devrions pénétrer les phénomènes : cependant notre investigation ne porte pas sur les phénomènes, mais, pourrait-on dire, sur les possibilités des phénomènes. Nous prenons conscience du mode des énoncés que nous formulons à l’égard des phénomènes. Notre investigation de ce fait en est une grammaticale.

(Wittgenstein, Investigations Philosophiques, § 90)

 

Je vais m’attarder un peu sur Wittgenstein avant de revenir à Heidegger et au concept qui nous intéresse, celui de compréhension primaire. Chez Wittgenstein donc, langage comme phénomène, grammaire comme possibilité des phénomènes et donc du langage, mais le langage est lui-même « à l’égard des phénomènes », à savoir « les faits que nous visons, […] ce que nous éprouvons immédiatement dans la vie » (Dictées à Waismann et pour Schlick), l’expérience. Autrement dit, langage et monde ont tous deux pour conditions de possibilité la grammaire de notre langage, parce qu’il ne saurait y avoir de langage sans monde ni de monde sans langage[24]. Aussi ce sur quoi s’oriente le regard de la considération grammaticale n’est pas un ordre de réalité supposé devoir être sous-jacent à ce qui apparaît, comme en surface, dans l’ordre de l’expérience, mais quelque chose qui est de l’ordre de la possibilité a priori de tout phénomène qui puisse jamais appartenir à l’ordre de l’expérience. Elle exhibe, montre – on est là aussi dans l’ordre d’un « faire voir » - tout à la fois la limite entre ce qui peut se dire et ce qui ne saurait se dire, entre ce qui a du sens et ce qui n’en a pas, entre ce qui est et ce qui ne saurait jamais être. L’essence qu’elle « exprime », à la façon d’un a priori constitutif de l’expérience, est celle du monde[25] – « ce qu’il doit y avoir fait partie du langage »[26], et tout accès au réel n’est dès lors possible qu’à l’intérieur du cadre catégorial quasi transcendantal tissé par les relations internes qu’elle définit avant et pour nos jeux de langage.

 

L’ « expérience » dont nous avons besoin pour l’entente de la logique n’est point celle selon laquelle quelque chose se comporte de telle ou telle façon, mais bel et bien l’expérience que quelque chose est ; or cela n’est justement en aucune façon une expérience.

(Tractacus logico-philosophicus, 5.552)

 

L’expérience ne peut nous donner le système des possibilités. L’expérience enseigne seulement ce qui est, non ce qui peut être. La possibilité n’est pas une notion empirique, mais un concept de la syntaxe.

(Wittgenstein et le cercle de Vienne)

 

Ce qu’on trouve en [la grammaire], ce sont toutes les conditions (la méthode) de comparaison de la proposition avec la réalité, c’est-à-dire toutes les conditions de la compréhension (du sens).

(Grammaire philosophique, § 45)[27].

 

L’on se souvient que, chez Heidegger, l’appréhension dans la compréhension primaire de la significativité comme structure ontologique du monde est condition de l’expérience[28] et de la saisie  de tout étant intra-mondain, de telle sorte que le sens est avant tout un mode d’être du Dasein. D’après ce que nous avons vu de l’objet de la phénoménologie, celle-ci n’a pas d’autre but que de manifester ce sens, dans lequel seul se tient ce qui « est » à proprement parler :

 

Qu’est-ce que cela peut bien vouloir dire : décrire « le monde » comme phénomène ? Faire voir ce qui se montre, en fait d’ « étant », à l’intérieur du monde. […] Décrire phénoménologiquement le monde, cela signifiera par conséquent : mettre en lumière et fixer conceptuellement et catégorialement l’être de l’étant sous-la-main à l’intérieur du monde.

(Heidegger, Etre et Temps, § 14).

 

Mais si l’analyse que j’ai proposée de Wittgenstein est correcte, alors il semble bien que nous retrouvions chez lui ce même problème de « manque de position stable » entre réalisme et idéalisme, que Denis avait reproché au projet heideggerien et que j’avais tenté de résoudre en analysant le fonctionnement du jeu de la nécessité et de la contingence[29]. Si en effet la grammaire est avant tout de l’ordre de la convention[30], mais qu’elle a une portée quasi-ontologique[31], où se situe le « réel » avant qu’il ne soit dit ou plutôt montré dans les règles de nos jeux de langage ? Je citerai ici Jacques Bouveresse qui propose une interprétation tout à fait similaire à celle que j’ai fourni pour Heidegger :

 

Ce qui doit ns empêcher de dire que notre grammaire est justifiée, en ce sens qu’aucune autre ne pourrait représenter correctement les faits, est que c’est justement la grammaire qui nous a appris à voir ce que nous appelons les « faits ». Mais, précisément, elle nous a appris à voir quelque chose qui ne dépend pas d’elle et qui ne l’a pas attendue pour être là.

(La force de la règle)

 

On voit ici que le problème de la possibilité et de l’existence ou non d’un a priori synthétique ne concerne pas seulement Heidegger comme Denis semble l’entendre[32] , mais se pose tout aussi bien quant au statut des ces pseudo-propositions constitutives de la grammaire et délimitant la possibilité du sens de ce que nous disons. Je ne discuterai pas ici plus avant de ce problème[33], mais qu’il apparaisse bel et bien pointe dans les deux cas vers une détermination fondamentale de l’expérience, à savoir qu’elle est de part en part discursive par le fait même d’être expérience. Autrement dit, celle-ci ne saurait être concevable comme telle avant l’articulation du sens qui la structure – que ce soit à travers la grammaire dans laquelle nous sommes toujours déjà « pris » et par laquelle nous avons toujours déjà « compris », ou à travers la significativité du monde que l’être-au-monde a toujours déjà « ouvert » comme étant toujours déjà « découverte ». Autrement dit encore, ce qui est « donné » ne l’est jamais de manière brute, mais toujours informée (par la vie comme telle, tout donné brut supposerait l’extinction de celle-ci, c’est dire s’il est impossible) : le donné c’est toujours déjà du sens[34], en tant que celui-ci n’est pas seulement mise en forme de l’expérience, mais constitutif de son contenu même. Cela remet sans doute en cause toute possibilité de description pure, mais donne un singulier relief, dans la perspective de lecture que j’ai adoptée, à la remarque de Wittgenstein selon laquelle « Phénoménologie, c’est grammaire ! »[35].

 

(3)   Compréhension primaire, signification et action

 Avant de conclure cet exposé par une (très) brève analyse de l’articulation de la compréhension primaire, de la signification et de l’action chez Heidegger et Wittgenstein, je voudrais citer un extrait de Vérité et Justification de J. Habermas,  qui résume assez bien mon angle de lecture des deux auteurs :

 

Heidegger utilise les différenciations apportées par les descriptions phénoménologiques pour analyser ces contextes de renvoi que les êtres humains découvrent en engageant des relations pratiques avec les choses et les évènements de leur environnement familier. Il étudie l’articulation linguistique de la compréhension préalable du monde à la lumière des projets, des attentes et des anticipations de tous les jours, par lesquels quelque chose commence seulement à devenir compréhensible pour nous en tant que quelque chose […].Il ne nous est possible d’attribuer ou de contester à certains objets certaines propriétés, qu’à partir du moment où ces objets nous sont déjà devenus accessibles dans le cadre des coordonnées d’un monde ouvert par le langage, c’est-à-dire où ils nous sont déjà « donnés » comme étant déjà interprétés, comme étant déjà catégorisés en aspects significatifs. Du fait du découvrement a priori des types ontologiques, le langage est antérieur à toute question spécifique de savoir quelles propriétés peuvent être énoncés ici et maintenant à propos de telles entités. Ce n’est que dans le cadre de ces voies sémantiquement tracées que le locuteur lui-même peut encore « découvrir » celles des possibilités linguistiquement projetées de la vérité qui se trouve réalisée dans chaque cas effectif. […]En transférant la capacité spontanée à former des mondes à la multiplicité des jeux de langage et des formes de vie historiques, Wittgenstein scelle le primat de l’a priori du sens par rapport à tout établissement de faits. Comme Heidegger, Wittgenstein compte sur l’arrière-plan d’une compréhension du monde qui, sans être elle-même susceptible de vérité ou de fausseté, fixe par avance les critères des énoncés vrais ou faux.

 

L’on voit par là que ces trois concepts – compréhension primaire, signification et action –sont très étroitement liés, à tel point qu’il semble difficile d’établir parmi eux une hiérarchie logique. C’est que ce que j’ai défini comme l’a priori du sens immanent au monde de l’expérience les suppose et les comprend tous les trois à la fois, sans que ni chez Heidegger ni chez Wittgenstein l’un ne soit véritablement au fondement de l’autre, mais en tant qu’ils constituent ensemble l’arrière-plan sur le fond duquel vie, langage et vérité se jouent – le constituent c’est-à-dire tour à tour le déterminent, le remplissent et en découlent. Cette dépendance réciproque implique bien évidemment une transformation radicale du concept de signification, à la fois en tant que signification de mot ou de proposition, et en tant que « signification de la signification », celle qui donne au langage (ou au discours) son rôle quasi-transcendantal de principe et de médium de toute signification particulière. Il suffit ici d’en annoncer quelques amorces possibles :

 

-         Le refus d’une conception aussi bien métaphysique, logique ou linguistique de la signification

-         Un champ d’investigation de son fonctionnement concret ancré dans le quotidien et structuré par la pratique au sein d’une communauté

-         Une conception de la signification comme usage ou instrument

-         La dépendance de chaque signification à l’égard d’un système, contexte de relations signifiantes ou réseaux de significations.

 

D’abord existential du Dasein comme être-au-monde[36] ou ancrée dans une forme de vie[37], aussi bien naturelle que sociale, la signification comme objet – non formulé, non thématisé, non conceptualisé – de la compréhension primaire, si tant est qu’on puisse la dire fondée sur quelque chose, est alors en effet fondée, comme le dit Denis, sur un agir plus que sur un voir[38]. Ce voir cependant, s’il n’est pas essentiel aux locuteurs de tous les jours, « à l’homme de la rue », est fondamental pour le philosophe, aussi bien pour le phénoménologue qui cherche à « faire voir » les phénomènes dans leur caractère « unitaire », que pour celui qui requiert une « représentation synoptique » à même de nous « faire voir des connexions »[39].

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

           

           

           

           


[1] Ce qui serait caractéristique de ce que Heidegger appelle une « mauvaise transcendance » de nous vers les choses, c’est-à-dire une transcendance qui impliquerait une différence complète entre nous et les choses, cf. Jean Wahl, Introduction à la pensée de Martin Heidegger : « Il y a là quelque chose de direct et d’immédiat, et quand nous nous interrogeons nous-mêmes, nous ne voyons pas que nous ayons à passer par des impressions qui iraient de nous-mêmes aux choses, nous avons bien l’idée que nous voyons les choses elles-mêmes sans sortir de nous-mêmes pour aller vers les choses. Il n’y a donc aucune connaissance des impressions, aucune connaissance d’un lien causal entre les choses et nous » (Paris, Livre de Poche, 1998).

[2] « Le clair comme le jour est le véritable et l’unique thème de la philosophie » (Les problèmes fondamentaux de la phénoménologie, § 9), à corréler avec la célèbre définition de la phénoménologie comme méthode ou « mode de traitement » au § 7 de Etre et Temps : « faire voir à partir de lui-même ce qui se montre tel qu’il se montre à partir de lui-même ». Aussi n’a-t-on pas affaire comme Denis le suggère à une postulation ad hoc d’éléments nécessaire à une reconstruction rationnelle des fondements de nos jugements, mais à une simple exhibition – autrement plus légitime – de la possibilité des phénomènes (et Wittgenstein ne dit pas autre chose comme nous le verrons) : « ‘Derrière’ les phénomènes de la phénoménologie il n’y a essentiellement rien d’autre, mais ce qui doit devenir phénomène peut très bien être en retrait. Et c’est précisément parce que les phénomènes, de prime abord et le plus souvent, ne sont pas donnés qu’il est besoin de phénoménologie ». Voir aussi Histoire du concept de temps : « L’être-au n’a pas à être expliqué mais doit être avant tout vu comme un mode d’être inhérent et accepté comme tel ».

[3] Heidegger fait d’ailleurs ce même reproche aux néo-kantiens de l’Ecole de Marburg

[4] « Une chose est de comprendre l’étant de façon narrative, autre chose de saisir l’étant en son être. Or, pour la tâche à l’instant indiquée, ce ne sont pas seulement les mots qui manquent le plus souvent, mais avant tout la « grammaire » (Etre et Temps, § 7).

[5] C’est le présupposé et le lieu fondamental de la recherche heideggerienne qui se déploie ici et ne saurait passer pour négligeable, cf. Jean Wahl in Introduction à la pensée de Martin Heidegger : « On s’est caché par toutes sortes de théories le fait à observer. Au lieu du problème qui existe, on s’est occupé de problèmes qui n’existent pas. On a préféré les théories au fait et au problème réel, d’abord parce que le fait n’a pas pu être démontré rationnellement et qu’on ne se contente généralement en philosophie que de ce qui peut être démontré rationnellement, ensuite parce que les théories sont généralement départies de très beaux systèmes philosophiques qui accaparent la vue du philosophe. Pour nous, au contraire, dit Heidegger, nous voulons nous concentrer sur cette banalité […] », profession de foi que Wittgenstein ne dénierait pas ! 

[6] Cf. cours de 1923-1924, Prolégomènes à l’histoire du concept de temps, où Heidegger s’explique sur le choix du terme Bedeutsamkeit pour exprimer la mondanéité du monde : « […] je conviens volontiers que cette expression n’est pas la meilleure, mais je n’ai rien trouvé de mieux depuis des années, et avant tout rien qui exprime mieux la relation essentielle du phénomène avec ce que nous désignons par signification au sens de signification de mot [Wortbedeutung], de telle façon que le phénomène se tienne dans une relation interne avec la signification de mot, le discours ».

[7] Ces mêmes célèbres paragraphes ont conduit certains commentateurs à lire chez Heidegger une forme de pragmatisme, l’être-au-monde quotidien se caractérisant avant tout par l’usage qu’il fait de l’étant intra-mondain. La compréhension primaire est alors interprétée comme étant avant tout pratique. Cf. notamment Mark Okrent in Heidegger’s Pragmatism, Understanding, Being and the Critic of Metaphysic : « Comprendre que quelque chose est ainsi et ainsi, ou croire qu’une proposition est vraie, est impossible sans comprendre comment effectuer diverses actions ou utiliser divers outils ». Il s’agit certainement là d’une lecture possible, et tentante, mais à manier avec précaution, car selon Heidegger lui-même la compréhension pré-ontologique n’est ni pratique ni théorique, mais en-deçà même de ces deux modalités de la compréhension. A comparer avec Wittgenstein, Grammaire philosophique : «  A chaque fois ce qui se présente, c’est le système dans lequel le signe est utilisé » (§ 60), « Quelque chose n’est une proposition que dans un langage. Comprendre une proposition signifie comprendre un langage. Une proposition est un signe dans un système de signes » (§ 84).

[8] « […] le connaître est un mode d’être du Dasein comme être-au-monde, il a sa fondation ontique dans cette constitution d’être. A cette invocation de la donnée phénoménale selon laquelle le connaître est un mode d’être de l’être-au-monde, on pourrait objecter que pareille interprétation du connaître revient à annuler le problème de la connaissance. Qu’est-ce qui peut bien en effet faire encore problème si l’on présuppose que le connaître est déjà auprès de ce monde que pourtant il ne doit atteindre que moyennant la transcendance d’un sujet ? Mais indépendamment du fait que cette dernière question procède manifestement d’un « point de vue » constructif, non légitimé phénoménalement, quelle instance décidera-t-elle donc de savoir si et en quel sens doit exister un problème de la connaissance – quelle instance, sinon le phénomène du connaître lui-même et le mode d’être du connaissant ? » (Etre et Temps, § 13).

[9] Et l’être-avec, quoique dégénéré dans le « On » et guère thématisé en tant que tel par Heidegger, n’en joue pas moins un rôle fondamental : « Cette ouverture des autres constituée avec l’être-avec, contribue donc à l’ouverture de la significativité, c’est-à-dire de la mondanéité où celle-ci est ancrée dans le en-vue-de existential » (Etre et temps, § 26).

[10] Dans cette perspective, la détermination du Dasein comme « projet jeté » perd son caractère oxymorique, en donnant sens à l’affirmation selon laquelle, puisque la transcendance s’est toujours déjà réalisée dans l’immanence, « tandis qu’il s’oriente vers l’étant et qu’il le saisit, le Dasein ne sort point de sa sphère intérieure où il serait d’abord enfermé, mais, conformément à son mode d’être originel, il est toujours déjà ‘dehors’, auprès d’un étant qui lui fait encontre dans le monde à chaque fois découvert » (Etre et temps, § 13). Les versants subjectiviste et objectiviste de la pensée de Heidegger ne seraient ainsi pas contradictoires mais complémentaires, pour ainsi dire imposés par « l’essence de la chose même » (Wittgenstein, Dictée F. 62).

[11] « Les étants sont, tout à fait indépendamment de l’expérience par laquelle ils sont ouverts, de l’accointance dans laquelle ils sont découverts, de la saisie dans laquelle leur nature est assurée. Mais l’être ‘est’ seulement dans la compréhension de ces étants à l’être desquels quelque chose comme une compréhension de l’être appartient »

  « Naturellement c’est seulement aussi longtemps que le Dasein est (c’est-à-dire, aussi longtemps qu’une compréhension de l’être est ontiquement possible) qu’ ‘il y a’ de l’être. Quand le Dasein n’existe pas, l’indépendance n’ ‘est’ pas non plus, ni l’ ‘en-soi’. Dans un tel cas ce type de chose ne peut ni être compris ni ne pas être compris. Dans un tel cas même les étants à l’intérieur du monde ne peuvent ni être découverts ni reposer cachés. Dans un tel cas on ne peut pas dire que les étants sont, on ne peut pas dire non plus qu’ils ne sont pas. Mais en revanche, aussi longtemps qu’il y a une compréhension de l’être et donc une compréhension de l’être-sous-la-main, on peut effectivement dire que dans ce cas les étants continueront toujours à être ».

(Heidegger, Etre et Temps).

[12]« Nous devons pouvoir comprendre la réalité-effective avant toute expérience de l’effectif. Cette compréhension de l’effectivité, soit encore de l’être au sens le plus large, par opposition à l’expérience de l’étant, est, d’une certaine manière, antérieure à cette dernière. […] Il nous faut comprendre l’être – être qui lui-même ne doit plus être nommé étant, qui ne surgit pas au milieu des autres étants, mais qu’il faut cependant qu’il y ait et qu’il y a en fait dans la compréhension, l’entente-de-l’être » (Problèmes fondamentaux de la phénoménologie).

 

[13] Pas seulement parce que naturellement alors il n’y aurait personne pour parler – on aurait dans ce cas affaire à une impossibilité ontique de la parole, mais parce que l’être est lui-même indissociable de sa prise en charge par le comprendre, c’est-à-dire de sa structuration signifiante par l’être-au-monde – on est ici face à une impossibilité ontologique.

[14] « Monde il n’y a aussi longtemps que le Dasein existe. Il peut y avoir nature même en l’absence de tout Dasein existant » (Les problèmes fondamentaux de la phénoménologie). Il y a donc quelque chose qui arrive à la nature par le fait même de l’existence du Dasein : la nature est d’ores et déjà sans nous, mais quelque chose de nouveau arrive par nous.

[15] Comme le rappelle Denis, Heidegger reproche à Kant d’avoir manqué le caractère « de monde » du sujet, et c’est effectivement sur ce caractère que l’argument repose.

[16] « [La] nature [d’un étant] [tel que la fenêtre par exemple], c’est-à-dire tout ce qui appartient à sa réalité déterminée […], est commandée par son usage, par ce à quoi il est destiné, à quoi il sert. Nous pouvons décrire cet étant-subsistant naïvement, tel que nous le percevons de manière quotidienne, nous pouvons produire des énoncés pré-scientifiques, mais aussi scientifiques et positifs sur cet objet. […] Ce que nous constatons ainsi à propos de cet objet, ce sont d’abord des déterminations qui lui appartiennent en tant que chose d’usage, ou, comme nous disons, en tant qu’outil ; ce sont ensuite des déterminations telles que dureté, poids, étendue, qui ne sont pas propres à la fenêtre en tant que fenêtre, mais en tant qu’elle est une chose purement matérielle. […] Mais dans tous les cas, que nous considérions et décrivions la fenêtre comme une chose d’usage, comme un outil, ou comme une chose purement naturelle, nous comprenons déjà d’une certaine manière ce que signifient outil et chose ».

(Les problèmes fondamentaux de la phénoménologie, § 9).

[17] C’est le fait que le Dasein soit naturellement ouvert sur les choses et découvre l’étant qui supprime la possibilité de ce que Heidegger appelle un « mauvais relativisme ». Cf. Jean Walh, op. cit. : « [Cette thèse], loin de signifier une mauvaise relativisation de la vérité, [est] l’affirmation que l’homme est placé au milieu de l’étant de telle façon qu’il puisse le découvrir et se diriger sur lui. Ce n’est donc pas une subjectivisation de la vérité, mais une objectivisation de l’homme, et une relativité qui ne met aucunement en question l’objectivité mais qui montre seulement la multiplicité et la richesse des modes de vérité ».

[18] « […] Il a besoin de la pré-acquisition d’un étant en général ouvert, qu’il met en évidence selon la guise du déterminer ».

[19] « [Le discours] repose déjà au fondement de l’explicitation et de l’énoncé ».

[20] Cf. Christian Dubois in Heidegger. Introduction à une lecture : cela n’implique pas que l’être soit livré au « royaume » de l’intuitif sensible ou du « sentiment », mais bien « la libération d’autres formes ‘pragmatiques’ de discursivité (on n’a pas trouvé d’autres façons de formulé la chose) qui, du coup, de la rhétorique où elles étaient traditionnellement exilées, se retrouvent investies d’une portée véritative ».

[21] « Une manière de comprendre l’œuvre de Wittgenstein […] est de la comprendre comme un défi lancé à l’intelligibilité de la notion de compréhension primaire ».

[22] Cf. aussi, et entre autres, Wittgenstein in Investigations Philosophiques, § 126 : « La philosophie place seulement toute chose devant nous, et n’explique ni ne déduit rien. – Puisque tout est étalé sous nos yeux, il n’y a rien à expliquer. Car ce qui est caché, par exemple, ne nous intéresse pas », et Heidegger in Problèmes fondamentaux de la phénoménologie : « Le clair comme le jour est le véritable et l’unique thème de la philosophie ».

[23] Grammaire Philosophique, § 137 : « Le langage m’intéresse comme phénomène ».

[24] Cf. « Conférence sur l’éthique » in Leçons et conversations : « […] la façon correcte d’exprimer dans le langage le miracle de l’existence du monde, c’est l’existence du langage lui-même ».

[25] « L’essence est exprimée dans la grammaire », Investigations Philosophiques, § 89.

[26] Grammaire Philosophique

[27] Cf. aussi De la certitude : « Non, l’expérience n’est pas le fondement de notre jeu de jugement. Ni, non plus, son remarquable succès » (§ 131), « Je veux dire à proprement parler qu’un jeu de langage n’est possible que si l’on fait fond sur quelque chose. (Je n’ai pas dit « si on peut faire fond sur quelque chose ».) » (§ 509).

 

[28] Je rappelle ici un passage déjà cité des Problèmes fondamentaux de la phénoménologie : « Loin de coïncider avec l’expérience de l’étant, la compréhension pré-ontologique est présupposée nécessairement, à titre de condition essentielle, par cette expérience ».  L’entente de l’être propre au Dasein, de son être comme de celui du monde, précède l’expérience de tout « état de chose ».

[29] Cf. p. 17-18.

[30] « N’oubliez jamais que les mots n’ont d’autre signification que celle que vous leur avez donnée, et ce sens ils le tiennent de nos explications », Le cahier bleu.

[31] Dire que les déterminations qui qualifient les objets comme étant tels ou tels ou ayant telle ou telle cohérence, sont conceptuelles, grammaticales, c’est en effet dire qu’elles sont ontologiques. Cf. Jocelyn Benoist in L’a priori conceptuel : « […] non pas au sens où quoi que ce soit de réel leur correspondrait en propre, mais au sens ou le ‘réel’ n’a précisément pas d’autre sens que celui qui est prescrit par elles et où il n’y a pas d’autre lieu de l’ontologie ».

[32] « Le problème est visible dans la lecture par Heidegger de la Critique de Kant. Heidegger voit chez Kant (et approuve) la proposition que ‘tout comportement à l’égard des étants porte avec lui une compréhension du mode et de la constitution de l’être des étants en question’. Notre capacité à reconnaître un x comme un ‘x’ présuppose, l’argument poursuit, une compréhension de ce que c’est qu’être un x. Cela ne peut pas être obtenu a posteriori puisque nous ne pouvons reconnaître quelque chose comme un x sans elle. Mais en même temps cette compréhension doit être une compréhension des étants que nous rencontrons, des étants qui existent comme ils sont en eux-mêmes, non pas eux-mêmes la création du Dasein. […] Comme Kant l’affirme, il s’agit de manière spécifique d’une espèce synthétique d’aperçu a priori. Mais quelle base possible peut-il avoir ? […] Si notre saisie de l’être est quelque chose qui surgit de l’intérieur de nous, pourquoi devrait-elle avoir un quelconque support sur ces étants à l’extérieur de (ou autres que) nous ? Si au contraire ce que cette compréhension comprend vient à nous de l’extérieur, comment sommes-nous capables de le saisir ? ». Les « innovations conceptuelles » de Heidegger n’aboutiraient ainsi qu’à la substitution du « principe le plus élevé de tous les jugements synthétiques » (CRP A158 – B197) […] par « l’être-au-monde ».  Face à cela, je renvoie à la différence ontologique (cf. p. 19) et à Wittgenstein : « Tout jeu de langage repose sur ceci : mots et objets y sont reconnus » (De la certitude, § 455), en ajoutant que ce qui permet de les y « reconnaître » c’est notre appartenance à un monde structuré par la grammaire.

[33] Pour une analyse et une discussion de ce concept chez Wittgenstein, cf. notamment : J. Benoist in L’a priori conceptuel et L’idée de la phénoménologie ; J. Bouveresse in La force de la règle ; A. Soulez, « Comment saisir une relation d’impossibilité ? Deux solutions pour un même problème (Wittgenstein et Husserl) » in Rue Descartes n°29, Sens et phénomène, philosophie analytique et phénoménologie ; Nicholas F. Gier in Wittgenstein and Phenomenology ; G. Guest in Wittgenstein et la question du Livre.

[34] Cf. la notion de cercle herméneutique chez Heidegger, l’herméneutique étant une structure du Dasein avant d’être au principe de la méthode phénoménologique, et l’idée chez Wittgenstein que nous ne pouvons jamais sortir du langage.

[35] Cette remarque survient dans le Big Typescipt à un moment où Wittgenstein concevait la possibilité d’un langage phénoménologique, d’une langue phénoménale qui saisirait dans le signe grammatical le moindre ressenti de nos vie, et à laquelle il a par la suite renoncé. Mais l’équivalence reste valable, comme j’espère l’avoir montré, pour le « second » Wittgenstein, quoique en un sens différent.

[36] « La donnée fondamentale, passée dans la linguistique postérieure, et encore absolument décisive aujourd’hui, des « catégories de significations » est orientée sur le discours comme énoncé. Si l’on prend en revanche ce phénomène dans toute l’originarité et l’ampleur fondamentales d’un existential, alors il résulte de là la nécessité d’un déplacement de la science du langage sur des fondements ontologiquement plus originaires. La tâche de libérer la grammaire de la logique requiert préalablement une compréhension positive des structures du discours en gal en tant qu’existential. Dans cette perspective, il s’impose de s’enquérir des formes fondamentales d’une articulation significative possible du compréhensible en général. La doctrine de la signification est enracinée dans l’ontologie du Dasein » (Etre et Temps, § 34).

[37] « La compréhension du langage comme celle du jeu semble être un arrière-plan sans lequel la proposition isolée ne pourrait acquérir de signification » (Grammaire Philosophique, § 11), « Le parler du langage fait partie d’une activité ou d’une forme de vie » (Investigations philosophiques, § 23), « Ici on peut simplement décrire et dire : c’est ainsi qu’est la vie humaine » (Remarques sur le ‘Rameau d’or’ de Frazer, I).

[38] Affirmation qui appellerait bien sûr des nuances et des précisions , cf. la notion problématique

d’ interprétation, sous la forme du « en tant que » chez Heidegger et du « voir comme » chez Wittgenstein.

[39] Investigations philosophiques, § 122.