Stéphane Desroys

De quels problèmes le sense-datum est-il censé être la solution ?

(Russell et Moore)

 

La théorie russellienne des sense-data a mauvaise presse, non sans raison. On reproche notamment au sense-datum premièrement d’être une pure qualité, alors que la qualité est toujours un moment dépendant d’une chose (c’est la critique de Ryle). Deuxièmement d’être privé, accessible à un seul observateur, alors que nous voyons assez souvent les mêmes choses (c’est la critique de Wittgenstein). Troisièmement d’être un événement momentané et non répétable, alors que les choses que nous percevons ne disparaissent pas quand nous fermons les yeux (c’est la critique de Moore). Quatrièmement d’être un objet seulement apparent, causé par une chose réelle qui échappe à notre perception (c’est derechef la critique de Moore). Toutes ces objections sont parfaitement légitimes ; pourtant elles ne font pas disparaître un certain sentiment d’insatisfaction. On a tellement bien démontré l’absurdité de la théorie de Russell qu’on ne parvient plus à voir à quoi elle pouvait bien servir. Comme si le rejet du sense-datum avait dissimulé le problème dont ce concept tératologique voulait être la solution. Et nous avait fait oublier du même coup de proposer une autre réponse à une question que certains n’entendent plus, alors qu’elle a obsédé Russell toute sa vie durant.

Si l’on demande donc quel était ce problème, la réponse est qu’il y en avait plusieurs. Le sense-datum est l’unique flèche qui doit toucher simultanément des cibles tout à fait différentes, ce qui ne contribue pas peu à l’obscurité et à la confusion de la théorie russellienne. De cette pluralité d’objectifs je retiendrai quatre problèmes principaux. (1) Sensation et perception. (2) La construction intersubjective de l’objectivité. (3) Permanence et changement. (4) Monde des sens et monde des sciences. Cette liste n’est pas exhaustive, puisque j’exclus par exemple la question de l’irréel (celle d’un éventuel objet de l’illusion, du rêve ou de l’hallucination), auquel la notion de sense-datum apporte certes après coup une réponse, mais qui ne comptait pas parmi les motivations initiales de la théorie. Rassurez-vous, je n’ai pas la prétention de traiter ces 4 problèmes en 18 mn. Mon propos est bien plus modeste. Il s’agit d’une part de voir comment le concept de sense-datum se complique progressivement en traversant ces problèmes, jusqu’au moment où le terme de sense-datum finit par recouvrir des notions complètement différentes. D’autre part d’identifier le problème clé, celui auquel Russell est particulièrement attaché et auquel il faut répondre si l’on veut vraiment en finir avec les sense-data.

 

Avant d’effleurer ces quatre problèmes, je vais commencer par présenter la notion de sense-datum. Notre histoire commence en 1912, au 1er chapitre des Problèmes de philosophie, où Russell introduit la distinction entre sensation et sense-datum. Russell a appris de Moore que toute sensation est sensation de quelque chose. Par exemple, quand je vois une couleur, ce qui est vu, la couleur, est un sense-datum ; tandis que le fait de voir est une sensation, une forme de conscience (C1). Sur la base de ce passage, certains commentateurs attribuent généreusement à Russell l’usage d’un certain concept d’intentionnalité (C2). Je crois qu’il faut résister à cette tentation, pour deux raisons. D’abord, si Russell introduit la dichotomie sensation/sense-datum à l’aide d’exemples, ce n’est pas par hasard, mais parce qu’il n’a pas de définition du mental à proposer, donc a fortiori pas de définition du mental en termes d’intentionnalité (C3). Ensuite et surtout, si Russell avait voulu accorder l’intentionnalité à la conscience, il aurait soit attribué aux états mentaux la direction vers un objet, soit fait du corrélat de ces états mentaux un objet qui in/existe intentionnellement, c’est-à-dire qui existe dans la conscience, sur un mode spirituel. Or il est impensable que Russell puisse se servir de l’adjectif « intentionnel » pour caractériser ou bien une propriété des états mentaux, ou bien un mode d’existence de leurs objets. D’une part quand il s’agira en 1913, au début de Théorie de la connaissance, de définir une relation dyadique entre un sujet et un objet, Russell parlera d’expérience directe (acquaintance), relation fondamentale qu’il opposera à la psychologie d’origine brentanienne de Meinong. D’autre part et c’est le plus important, Russell insiste beaucoup sur le fait que le corrélat d’une sensation mentale n’est pas lui-même mental : les sense-data sont physiques, ce qui veut dire pour lui qu’ils ne sont pas dans l’esprit. Et Russell de remarquer en 1915, dans Les constituants ultimes de la matière, que l’esprit n’étant pas un sac ni une boîte noire, la question de savoir ce qu’il contient, ce qu’il renferme à l’intérieur de lui ne peut qu’être dénuée de sens (C4). Voilà pourquoi Russell, s’il aurait pu être d’accord avec Brentano sur la nécessité de distinguer systématiquement les phénomènes psychiques de leur corrélat, n’aurait jamais accepté de parler de l’objet intentionnel comme d’un objet immanent, d’un contenu de conscience. Concluons-en que « sense-datum » est le nom de ce qui nous est donné dans une expérience sensible, donc directe, sans être contenu dans une telle expérience[1].

Il est tentant de considérer cette distinction somme toute banale entre le fait de faire une expérience et ce dont on fait l’expérience comme une distinction pré-théorique. Cette relation entre un sujet et un objet, loin d’impliquer déjà la distinction réelle de la res cogitans et de la res extensa, constituerait un sol neutre, préalable à toute thèse métaphysique sur la nature de la matière ou de l’esprit. Si l’on voit les choses ainsi, alors il convient de montrer que ceux qui font profession de nier cette relation dyadique ultime ne peuvent s’empêcher de la présupposer malgré eux. Et c’est ce que fait Russell en critiquant d’une part l’idéalisme de Berkeley, d’autre part le monisme neutre de Mach, de James ou des réalistes américains.

La réfutation de l’idéalisme constitue le chap. IV des Problèmes de philosophie[2]. Comme Moore, Russell entend par idéalisme la thèse selon laquelle tout ce qui est, donc tout ce que nous pouvons connaître, est spirituel ou, mieux, mental. Comme Moore encore, il concentre son attaque sur l’ambiguité du slogan de Berkeley : « esse est percipi ». Russell montre que Berkeley utilise le mot « idée », sans s’en rendre compte, en deux sens différents : tantôt pour l’acte mental de saisir la chose, tantôt pour la chose saisie. Tantôt pour l’idée considérée comme modus cogitandi, tantôt pour son idéat. C’est à la faveur de cette confusion qu’il croit à tort que le donné est eo ipso un contenu. Cela ne serait vrai que si l’on pouvait soutenir que « esse est perceptio »[3]. Or, s’il est exact qu’être un sense-datum c’est être perçu, devenir perçu ne veut pas dire devenir mental, in/exister intentionnellement. Car, encore une fois, les sense-data sont physiques (C5).

La critique du monisme neutre occupe quant à elle le chap. II de Théorie de la connaissance. Le monisme neutre est la doctrine qui tente de combler le fossé entre matière et esprit en soutenant que ce que Mach appelle les éléments ou ce que James appelle le matériau premier ne sont en soi ni mentaux ni physiques, mais le deviennent en fonction des relations dans lesquelles ils entrent. Mach prend l’exemple, cher à Russell, de la couleur, en soi neutre, qui devient physique lorsque l’on envisage sa connexion avec des éléments de type A, B, C comme l’éclairage, mais mental lorsque l’on envisage sa connexion avec des éléments de type K, L, M comme la rétine ou le cerveau (C6). Il serait donc possible que la couleur soit tantôt un sense-datum, tantôt une sensation. Aux yeux de Russell, la conclusion est inacceptable et l’argument un pur sophisme. En effet, on serait tenté de dire premièrement que la seule chose qui puisse être en relation avec la rétine est la longueur d’onde et non la couleur, et qu’en outre on n’a pas expliqué par quel miracle cette connexion entre un corps extérieur et mon propre corps produisait une sensation mentale. Deuxièmement qu’à partir du moment où elle est perçue, la couleur entre également en relation avec des éléments de type α, β, γ, c’est-à-dire avec des états mentaux. Ce qui reviendrait à dire que si nous percevons une couleur sous un certain éclairage, le perçu est simultanément physique et mental, puisque la couleur est reliée non seulement à un élément de type A, B, C, mais aussi à un élément de type α, β, γ. La couleur n’est plus tantôt un sense-datum, tantôt une sensation, mais toujours les deux à la fois, en violation flagrante du principe de non-contradiction. Enfin on pourrait demander ce que Mach veut dire en faisant de la couleur une sensation. Russell comprend que le monisme neutre retombe dans l’erreur de l’idéalisme berkeleyen, en faisant du sense-datum quelque chose de mental, qui serait dans l’esprit – bref en faisant du donné un contenu (C7).

On n’insistera jamais assez sur le fait qu’en introduisant la notion de sense-datum dans sa différence d’avec la sensation, Russell entend défendre une théorie réaliste de la perception. En adéquation avec ce que l’on a coutume d’appeler le réalisme naïf du sens commun. En effet, l’adversaire premier de la théorie des sense-data est le représentationisme[4], né avec Descartes ou plutôt avec Malebranche, pour lequel ce que nous percevons est une idée dans notre esprit, pour lequel le perçu n’est pas la chose elle-même, dans sa realitas formalis, mais uniquement la realitas objectiva de la chose dans l’âme. C’est pourquoi Russell éprouve de la sympathie pour le monisme neutre, qui a tenté de déchirer ce voile des idées pour nous rendre un monde extérieur sans ombre, mais aussi de la déception envers une tentative qui retombe dans « l’illusion d’immanence »[5] qu’elle prétendait dénoncer. Pour la théorie des sense-data, ce qui est perçu est présent à l’esprit sans être dans l’esprit, et ce qui est mental n’est pas perçu mais éprouvé. Bref les sense-data sont physiques et on n’observe pas ses sensations[6].

 

Jusqu’ici tout va bien, mais maintenant que l’on va aborder les quatre problèmes mentionnés tout à l’heure, les choses vont commencer à se gâter. Commençons par le problème de la différence entre sensation et perception, ou corrélativement, entre la chose et ses qualités. Qu’est-ce qui va compter aux yeux de Russell pour un sense-datum ? Il est clair que le paradigme du sense-datum est ce qu’Aristote appelait l’aistheton idion, le senti propre à chacun des cinq sens (la couleur pour la vue, le son pour l’ouïe, etc.). Mais le sense-datum ne se borne pas à cela. Russell parle aussi de la figure, par exemple de la forme rectangulaire de la table, donc de ce qu’Aristote appelait l’aistheton koinon, le senti commun. Par exemple, la forme circulaire d’une pièce de monnaie est commune à la vue et au toucher, au sens où elle peut être sentie par l’un ou l’autre de ces sens[7]. Je laisse de côté le cas des relations spatiales, que Russell inclut parfois dans le sense-datum, pour m’arrêter sur ce qui ne peut en aucun cas être un sense-datum, à savoir ce qu’Aristote appelait l’aistheton kata sumbebekos, le senti par accident, dont voici un exemple : « cette tache bleue et noire qui s’approche de moi et qui se trouve être Sandra Laugier ». Pourquoi après tout Sandra Laugier ne pourrait-elle pas être un sense-datum ? Pourquoi, plus généralement, une chose ne pourrait-elle être ni donnée ni sentie ? La réponse est sans doute parce que Sandra Laugier est une substance, au sens d’un individu, d’un tode ti. Or Russell a appris de Locke d’une part que nous n’avons aucune idée claire de substance, qui n’est pour nous qu’un « je ne sais quoi » qui sert de support à des qualités. D’autre part que les sens ne nous fournissent que des idées simples de qualités sensibles. Un problème se pose immédiatement. Si l’on refuse qu’il y ait une perception des choses ou des personnes, si sentir revient toujours à sentir une qualité, comment puis-je savoir que j’ai devant moi non pas seulement une certaine couleur recouvrant une certaine forme mais bel et bien une table ? Locke répondrait que mon idée de table est une idée complexe, une collection de plusieurs idées simples de qualités qui vont constamment ensemble ; mais Russell, lui, rejette cette solution : « Nous ne pouvons dire que la table est l’ensemble des sense-data »[8]. Pour lui, la table est l’objet d’une inférence à partir des sense-data seuls directement connus. Bref, le passage de la qualité à la chose n’est ni celui du senti par soi au senti par accident, ni celui du simple au complexe, mais celui du donné à l’inféré. Ce privilège que la tradition accorde à la qualité sensible en philosophie de la perception a été vigoureusement contesté depuis la fin du 19e siècle, notamment par la psychologie de la forme de von Ehrenfels, de Meinong ou de Husserl. Je ne reviendrai pas sur cette critique, je veux seulement noter que toute réfutation qui tendrait à prouver que nous ne percevons pas seulement des qualités, mais également des choses ou des personnes, bien qu’assurément nécessaire, ne serait pas suffisante pour en finir avec les sense-data. En effet, il suffirait de nommer sense-datum l’objet perçu lui-même, et non seulement ses qualités, pour que l’objection n’ait plus lieu d’être. Or c’est précisément ce que fait Moore au chap. V de ses Conférences de philosophie (C8). Si je vois une table marron et rectangulaire, c’est la table que Moore appelle mon sense-datum, tandis que la couleur et la forme ne sont que des qualités sensibles de cette table, de ce sense-datum. L’objet comme la qualité étant selon Moore donnés à nos sens, il faut toujours préciser quand on parle de sense-datum si l’on vise l’un ou l’autre.

Je reviendrai sur ce déplacement que Moore fait subir à la notion de sense-datum, mais avant je voudrais dire un mot des trois autres problèmes que j’ai annoncés. Soit tout d’abord perception et intersubjectivité. Imaginons les douze apôtres réunis autour d’une table pour un dernier repas avec leur maître. Voient-ils la même table, le même pain et le même vin de différents points de vue, ou y a-t-il autant d’apparences visuelles que d’observateurs ? Si l’on interrogeait les convives, ils répondraient certainement qu’étant placés à des endroits différents de la table, ils ne voient pas tous le même profil de Jésus, mais que néanmoins il s’agit à chaque fois d’un profil du même individu. Et que si Pierre se mettait à la place où Jean est assis, il verrait la même chose que lui. Russell objecterait sans doute que ce que les apôtres pourraient dire quand on les interroge n’a rien à voir avec ce que nous devrions dire, l’usage ordinaire du mot « même » ne reflétant pas la distinction entre identité et similitude. Les apôtres étant différents, leurs sense-data ne peuvent être que privés : accessibles à eux-seuls, ils ne peuvent en aucun cas être partagés (C9). Je n’ai pas l’intention de critiquer une énième fois cette théorie, je me contenterai de remarquer que Moore a tenté de réhabiliter cette croyance du sens commun, que vous et moi percevons assez souvent la même chose, sans renoncer pour autant à la notion de sense-datum (C10). Moore dit très bien que seule la sensation mentale peut être qualifiée d’apparence, au sens d’apparition (appearing) de quelque chose à quelqu’un (de Sandra à Stéphane), mais en aucun le sense-datum extra-mental, c’est-à-dire ce qui apparaît (Sandra). Comme si « sense-datum » pouvait aussi être le nom d’un donné ou d’un apparaître qui ne soit réductible ni à un contenu, ni à une qualité ou à un quale[9] immédiatement connus et privés.

Abordons maintenant rapidement le problème posé par le changement. Imaginons que Hume regarde son bureau, ferme les yeux, puis les ouvre à nouveau. Le bureau a-t-il continué à exister pendant qu’il fermait les yeux ? Et le bureau qu’il voit quand il rouvre les yeux est-il vraiment le même bureau que celui qu’il a vu autrefois, ou uniquement un bureau exactement semblable à ce dernier ? On a tout d’abord envie de répondre que contrairement à ce qui était promis, il n’y a là aucun changement, ni selon la quantité (le bureau n’a pas rétréci), ni selon la qualité (le bureau n’a pas changé de couleur), ni selon le lieu (le bureau n’a pas été déplacé), ni selon la substance (le bureau n’a pas été désintégré). Mais Hume nous demande de croire que toute stabilité est illusoire, que, comme disait le vieil Héraclite, « rien jamais n’est, mais à chaque fois vient à être » (Théétète, 152e). Plus précisément, Hume tente de rabattre les différents types de changement sur la seule metabolè kat’ousian. Il n’y aurait que du devenir, et tout devenir serait en fait simultanément une corruption (de l’ancien bureau) et une génération (d’un nouveau bureau parfaitement semblable). Bergson reprochait à notre intelligence de fonctionner comme un cinématographe : comme celui-ci crée l’illusion d’un régiment qui défile en faisant se succéder rapidement une série d’instantanés des soldats, celle-là fabrique du mouvement avec des immobilités, une transition avec des états[10]. Russell rétorque que le cinéma est un meilleur métaphysicien que Bergson lui-même. Nous croyons certes voir défiler le même régiment, numériquement un, mais il y a en réalité autant de régiments que d’images par seconde (C11). Je ne peux pas m’attarder sur les difficultés – considérables – que rencontre Russell lorsqu’il tente de sauver la continuité temporelle perdue en faisant appel à la notion mathématique de continuité. Une fois de plus, je me contenterai de remarquer que Moore a tenté de réhabiliter cette croyance du sens commun, que les choses ne disparaissent pas perpétuellement, que je leur tourne le dos ou non, en refusant de faire du sense-datum un événement, aussi éphémère qu’un instant mathématique. En effet, dans l’acception de Moore, sense-datum ne désigne ni une qualité comme vert ni un événement comme verdoyer, mais bel et bien une chose, verte ou bleue, auquel tout le monde peut avoir accès.

Arrivons enfin au problème du rapport entre les sense-data et la physique, celui dont part Russell dans les Problèmes de philosophie et auquel il ne cesse de revenir. Si sa solution est compliquée, sa formulation est simple : nous supposons initialement que les choses sont précisément ce qu’elles paraissent être, mais la physique nous parle d’atomes qui ne sont ni durs ni colorés, tandis que la physiologie nous parle de l’effet de la lumière sur les cônes et les batonnets de la rétine. Comment ne pas penser que le monde des sens n’est qu’un monde apparent, qui fait signe vers le monde réel des sciences ? Comment éviter le dédoublement du monde, en un monde naturel qui est là (le monde des sense-data) et en un arrière-monde des sciences de la nature (le monde des objets physiques) ? Tel est la question que Russell ne cesse de se poser et à laquelle il apporte successivement des réponses différentes.

Avant de les examiner, insistons sur la rupture qu’introduit ce problème par rapport aux trois précédents. A partir de maintenant la dichotomie sense-data/objets physiques devient ambiguë, puisque le terme « objets physiques » peut désigner aussi bien les objets familiers qui nous environnent (les bureaux et les collègues) que les objets de la physique (les protons et les neutrons), c’est-à-dire la matière. Dans les trois problèmes précédents, l’opposition sense-data/objets matériels recouvre successivement les oppositions (1) qualité donnée/substance individuelle inférée, (2) profils privés/chose accessible à tous et (3) événement ponctuel/substrat permanent. Comme il n’est encore jamais question de l’objet de la physique, ces oppositions sont internes au monde naturel et n’entraînent aucun dédoublement. C’est pourquoi Moore n’oppose jamais, lui qui identifie le sense-datum à l’objet familier, sense-data et objets physiques en l’un de ces trois sens-là, mais vise toujours sous cette dichotomie le problème de la relation qui existe entre l’objet familier et l’objet de la physique, disons entre la table et des électrons se déplaçant rapidement. Et c’est pourquoi également les philosophes du langage ordinaire, qui comme Austin ou Ryle se focalisent sur le rapport entre les sense-data et les objets familiers, en évacuant complètement le problème de la relation entre les objets courants et les objets scientifiques, nous laissent sur notre faim.

Quelle est donc cette relation R qui lie ce qui est donné aux sens à ce qui est construit par la science ? Selon Moore, il est scandaleux que la plupart des théoriciens des sense-data, à l’exception de Russell, laissent ce point dans l’ombre[11]. Il va de soi qu’il ne peut s’agir d’une relation d’identité ni même de ressemblance. (Une couleur et une longueur d’onde n’ont rien en commun.) Il est alors assez naturel de penser à une relation de causalité, comme le fait Russell dans les Problèmes de philosophie. Les sense-data seraient l’effet de l’action des objets réels sur notre corps. Dans ce cas, il s’ensuivrait deux conséquences désastreuses. Premièrement, si les sense-data sont des représentations d’objets réels qui les causent sans leur ressembler, nous voilà bien près de la Dioptrique de Descartes, donc du représentationisme que la théorie des sense-data avait pour ambition de dépasser. Si les sense-data sont physiques, c’est-à-dire non contenus dans l’esprit, sans être pour autant les objets de la physique ; c’est qu’ils occupent une position intermédiaire inconfortable entre l’esprit et le véritable monde extérieur, ce qui n’est pas sans rappeler le voile des idées que Russell entendait déchirer. Bref il n’y a pas de place pour deux dans le monde extérieur, et étant donné que ce donné qualitatif, privé, momentané et apparent que Russell distingue des sensations a toutes les caractéristiques traditionnelles de la subjectivité, on ne voit pas pourquoi il ne serait pas « intérieur ». Deuxièmement, si l’effet ne ressemble pas à sa cause, et si aucun Dieu ne vient garantir la véracité de ma perception claire et distincte, alors je pourrai bien savoir que le véritable monde extérieur, que la matière, existe, mais je ne connaîtrai jamais sa nature (C12). Le sense-datum serait un phénomène au double sens de ce qui m’apparaît et de ce qui n’est qu’une simple apparence d’une inconnaissable chose en soi. Après le spectre du subjectivisme des sense-data, c’est le fantôme du scepticisme quant à la nature du monde extérieur qui ressurgit.

De ces difficultés, Moore et Russell concluent que la causalité ne peut être la bonne relation entre l’objet réel et le sense-datum correspondant. C’est ensuite qu’ils se séparent. Moore nous explique que si le sens commun rejette la possibilité d’une relation causale entre les sense-data et les objets de la physique, ce dont convient d’ailleurs Stuart Mill lorsqu’il définit la matière comme une possibilité permanente de sensations (type III), en revanche le sens commun refuse de se prononcer entre l’idée que nos sense-data sont purement et simplement les choses matérielles (type I) & l’idée qu’il existe autre chose dont les sense-data ne seraient que l’apparence (type II) (C13). Finalement, partagé entre la certitude de sortir de ses états mentaux lorsqu’il touche des objets solides & la croyance que les objets de la science sont réels, le philosophe du sens commun refuse de choisir entre le monde des sens et l’arrière-monde des sciences. Pourtant, si la dichotomie sense-data/objets matériels est identique à l’opposition objets perçus/objets de la physique, il est impossible d’identifier l’un à l’autre. Et la question de la relation R, non causale, qu’entretiennent ces deux termes distincts se pose à nouveau. Moore, qui trouvait scandaleux de laisser dans le vague la nature de R, nous dit maintenant qu’il s’agit d’une relation très singulière, d’une part parce qu’elle ne relie jamais rien d’autre que les objets perçus et les objets de la physique, d’autre part parce qu’on ne peut rien en dire (C14). Les sense-data sont des apparences des objets de la physique, ils les manifestent. Un point c’est tout. Nul besoin d’être grand clerc pour voir que le spectre du scepticisme s’est emparé de Moore malgré le rappel insistant des croyances apotropaïques du sens commun.

Revenons à Russell, qui comme Dieu vomit les tièdes, et n’hésite donc pas à proposer une solution au problème de l’apparence et de la réalité. En 1912, dans les Problèmes de philosophie, Russell soutient que l’objet réel cause les sense-data, et qu’on peut inférer les objets physiques à partir de leurs effets. Bref il privilégie les objets de la physique, seuls réels, par rapport aux sense-data, seulement apparents. En 1913 paraît le 3e volume des Principia Mathematica, où Whitehead inaugure une technique logico-mathématique promise à un grand avenir : la définition ou la construction des points ou des instants en termes de classes d’événements. En 1914, dans « La relation entre les sense-data et la physique », Russell prend un virage à 180° et décide d’éliminer le concept physique de matière, rendant du même coup impossible de définir la relation entre sense-data et objets matériels en termes d’inférence et de causalité. Il suffit d’appliquer le procédé de Whitehead à la philosophie de la physique, en substituant à la « chose », prétendument une et identique, la classe de ses apparences ou de ses sense-data – soit précisément ce qu’il s’était refusé à faire en 1912 (C15). Il en résulte deux conséquences. Premièrement, une nouvelle version du rasoir d’Ockham : « partout où c’est possible, il faut substituer aux entités inférées des constructions logiques »[12]. La chose physique « table réelle » n’est plus inférée à partir de nos sense-data, elle devient une fiction logique, une entité superflue à partir du moment où elle est redéfinie uniquement en termes de sense-data. Deuxièmement, une nouvelle version de la monadologie. Puisque la chose est réductible à une série de sense-data et que ces sense-data sont le corrélat privé de mes sensations elles-mêmes privées, il y a autant de monde privés que de perspectives différentes. A leur tour ces mondes privés se divisent en autant d’espaces privés qu’il y a de sens différents. Et si l’on commence par abolir l’unité du monde physique au profit d’une multiplicité de perspectives, il faudra ensuite retrouver une objectivité aux confins de toutes ces perspectives. Comme dirait Leibniz, après le temps de l’expression, se pose le problème de l’entr’expression.

 

Je n’ai pas le temps de montrer que ce programme de construction logique du monde extérieur sur une base solipsiste, mis en œuvre pour la 1e fois par Russell dans Notre connaissance du monde extérieur, puis repris par le Carnap de l’Aufbau et par le Goodman de La structure des apparences, a fait perdre 40 ans à la philosophie analytique. Et de toute façon, on ne tire pas sur une ambulance. Je voudrais conclure sur la question suivante : si l’on prend au sérieux le problème auquel se confronte les théoriciens des sense-data, celui du rapport entre le monde des sens et le monde des sciences, c’est-à-dire si on ne l’esquive pas à la manière de la philosophie du langage ordinaire, qui se contente de réaffirmer un réalisme « direct » qui n’est autre que le réalisme naïf de touts ceux qui vivent la perception sans réfléchir sur elle[13], n’avons-nous le choix qu’entre le scepticisme auquel conduit bien malgré elle la philosophie du sens commun, et la monadologie de Russell ? La réponse est non, si l’on commence par faire crédit à la distinction introduite par Moore, défendue par Russell dans les années 10, mais abandonnée par lui dans les années 20, celle que Husserl appelait la « différence phénoménologique fondamentale, celle entre le contenu descriptif et l’objet intentionnel des perceptions d’une part, et d’autre part les "actes" en général »[14]. Ceux qui ont lu Husserl savent que ce dernier suit une stratégie en deux temps. Il fait d’abord le pari de la neutralité vis-à-vis de la question métaphysique de l’existence et de la nature du « monde extérieur ». C’est la période des Recherches Logiques. Et c’est seulement ensuite, après avoir dégagé le plan de l’apparaître, après avoir inventé la phénoménologie, que Husserl reprend à nouveaux frais la question du « monde des sciences ». C’est la période des Ideen I, II et III. Mais ceci est une autre histoire, bien plus intéressante d’ailleurs que celle des sense-data.

 

 

 

Stéphane Desroys du Roure

Amiens, mars 2003ã


[1] Russell abandonnera la distinction sensation/sense-datum dans The Analysis of Mind (1921), chap. VIII, puis, rétrospectivement, dans la deuxième édition (1926) de Our Knowledge of the External World (1914), chap. III.

[2] Cf. également “The Ultimate Constituents of Matter” (in Mysticism and Logic, pp. 127-128).

[3] « The Idealist conclusion is that esse is percipere » (Moore, “The Refutation of Idealism” (1903), in Philosophical Studies, p. 6).

[4] Moore parle de « The Representative Theory of Perception » comme de ce à quoi il faut à tout prix échapper (Lectures on Philosophy, chap. IX).

[5] Sartre désigne par là le fait que « pour Hume, l’idée de chaise et la chaise en idée sont une seule et même chose. Avoir une idée de chaise, c’est avoir une chaise dans la conscience » (L’imaginaire, p. 18). Est-il besoin de souligner que le reproche que Sartre adresse à Hume est précisément celui que Russell fait à Berkeley ?

[6] Ryle a parfaitement raison de dire que l’on ne caractérise pas le fait d’exercer des capacités d’observation de la même manière que l’on décrit le fait d’avoir ou d’éprouver des sensations. Seulement cela ne saurait constituer une objection contre les théories qui distinguent explicitement les sense-data des sensations. Ryle a d’ailleurs lui-même bien compris que « bien que les tenants de la théorie des sense-data s’accordent pour dire que les apparences visuelles (looks), les odeurs et les picotements ne sont accessibles qu’à celui qui les éprouve, ils refusent d’admettre qu’il s’ensuit qu’ils <ces data> jouissent du statut de mental ou existent "dans l’esprit" » (The Concept of Mind, chap. VII, « Sensation and Observation », p. 201).

[7] Toutefois Russell, sous l’influence de la Nouvelle théorie de la vision de Berkeley, pense qu’originairement la forme donnée au toucher n’est pas la même que celle donnée à la vue, et que seule l’expérience nous apprend à les corréler.

[8] Problèmes de philosophie, tr.fr., p. 34.

[9] Putnam remarque à juste titre que « qualia is just Latin for "qualities." (Nelson Goodman, who was one of Lewis’s students, used "qualities" interchangeably with "qualia" in The Structure of Appearance.) » (The threefold cord, p. 151).

[10] L’évolution créatrice, chap. IV, « Le mécanisme cinématographique de la pensée », p. 304.

[11] « It’s a mark of the very backward state of philosophy » (Lectures on Philosophy, p. 91).

[12] « The Relation of Sense-data to Physics », in Mysticism and Logic, p. 149.

[13] Putnam parle à juste titre de « "direct" (or, better, commonsense) realism » (The threefold cord, p. 101).

[14] Recherches logiques, V, 1e édition, § 7.