Colloque SENSE DATA II 13-14/03/03

Sandra Laugier

 

 

Grammaire de l’air (le look)

 

 

  1. Sense-data et connaissance  :  L’expérience n’est pas un fondement de la connaissance

Sellars, Empiricism and the Philosophy of Mind

 

Sense-datum theories characteristically distinguish between an act of awareness and, for example, the color patch which is its object. The act is usually called sensing

Now if we bear in mind that the point of the epistemological category of the given is, presumably, to explicate the idea that empirical knowledge rests on a 'foundation' of non-inferential knowledge of matter of fact, we may well experience a feeling of surprise on noting that according to sense-datum theorists, it is particulars that are sensed. For what is known even in non-inferential knowledge, is facts rather than particulars, items of the form something's being thus-and-so or something's standing in a certain relation to something else. It would seem, then, that the sensing of sense contents cannot constitute knowledge, inferential or non-inferential; and if so, we may well ask, what light does the concept of a sense datum throw on the ‘foundations of empirical knowledge?’ (EPM I §2-3)

 

  1.  Brandom, Wittgenstein,  McDowell : le caractère secondaire du seem

 

Brandom, Making it explicit

It looks as though there is a tree over there

There is something that looks to be a tree over there

There is a tree over there

The different scope of the looks operator correspond to the different scope of the commitments undertaken and withheld. In the first case, one endorses nothing about the claim, merely evincing the noninferential disposition to apply concepts one in the event refuses to apply. In the second case, one endorses the existence of something over there and evinces the temptation to call it a tree, while resisting that temptation and not endorsing that characterization. In the third case, one endorses the whole claim.

But of course one cannot withhole endorsement unless one can grant it, and to do that one must be in the game of making ordinary corrigible inferential reports. The very incorrigibility that recommended « seems » statements as a basis in terms of which everything epistemicallly less certain could be understood turns out to be an expression of the parasitic relation that these withholding of endorsement have to the risky practices of endorsement from which they derive their meaning, by contrast to which they exhibit their special status. Whatever may be their role in the order of justification, in the order of understanding ‘seems-red’ presupposes ‘is red’  (Brandom, MIE 294).

 

(Il semble qu’il y ait un arbre là-devant.

Il y a quelque chose qui semble être un arbre là-devant.

Il y a un arbre là-devant.

Dans le premier cas, on ne prend aucun engagement et on exprime simplement la disposition non inférentielle à appliquer des concepts que, dans le cas précis, on préfère cependant refuser d’appliquer. Dans le deuxième, on accepte l’engagement que comporte le fait d’asserter qu’il y a là quelque chose, et l’on exprime la tentation que l’on a de l’appeler un arbre, tout en refusant d’endosser cette caractérisation. Dans le troisième enfin, on accepte les deux engagements.

L’incorrigibilité même qui recommandait les énoncés en “ semble ” comme une base dans les termes de laquelle pouvait être compris tout ce qui est épistémiquement moins certain se révèle être l’expression d’une relation parasitaire que ces retraits de l’endossement ont avec les pratiques risquées de l’endossement dont elles dérivent leur signification, en contraste avec lesquelles elles manifestent leur statut spécial. Quel que puisse être leur rôle dans l’ordre de la justification, dans l’ordre de la compréhension ‘semble-rouge’ présuppose ‘est rouge’)

 

Wittgenstein en complément

Pourquoi n’apprend-on pas pour commencer immédiatement à l’enfant le jeu de langage ‘‘Cela me semble rouge’’ ? Parce qu’il n’est pas encore capable de comprendre la distinction fine entre apparence et être ?  (Wittgenstein, Fiches, § 422)

Apprendre à quelqu’un au début ‘‘Cela semble rouge’’ n’a pas du tout de sens. C’est une chose qu’il doit dire spontanément, une fois qu’il a appris ce que signifie ‘‘rouge’’, autrement dit, la technique de l’utilisation du mot ” (Ibidem § 418).

 

McDowell, « Criteria, Defeasibility, and Knowledge »

 

Distinction grecque : phainetai sophos ôn  //  phainetai sophos einai 

 

But suppose we say – not at all unnaturally – that an appearance that such and such is the case can be either a mere appearance or the fact that such and such is the case making itself perceptually manifest to someone. In classical Greek, « phainetai sophos ôn » means he is manifestly wise, and  « phainetai sophos einai » : he seems to be wise. ( Meaning, Knowledge and Reality 386-7) 

(Supposez que nous disions – de façon assez naturelle – que l’apparence que ceci ou cela soit le cas puisse être soit une simple apparence, soit le fait que ceci ou cela soit le cas, se rendant perceptivement manifeste à quelqu’un. En grec ancien, « phainetai sophos ôn » signifie : il est manifestement sage, et « phainetai sophos einai » : il paraît sage.)

 

 

  1. Hacker : seem/ look  et les couleurs ; l’air comme critère ?

 

Une personne peut avoir un air (look) fatigué, un enfant peut avoir l’air en bonne santé, et un bâtiment un air décrépit, maniériste ou baroque. Là nous nous intéressons à des expressions faciales, au maintien ou au comportement visible caractéristique, ou à des caractéristiques visibles complexes. Mais les couleurs ne sont pas des airs que les choses ont. Les roses sont rouges et odorantes, elles ont une senteur parfumée, mais elles n’ont pas un air rouge, pas plus que la route de Tiperary n’a un air long. Etre rouge, c’est avoir une couleur, et non une apparence. Cette différence grammaticale mérite d’être creusée.

Nous disons des fleurs qu’elles sentent bon, de la quinine que c’est une substance qui a un goût amer et d’une personne qu’elle a une voix qui sonne de façon brutale. Ces expressions perceptuelles, “ avoir un goût ”, “ avoir une odeur ”, “ sonner ” ne signifient pas ici des expériences de l’observateur – une rose ne cesse pas d’avoir une bonne odeur quand personne ne la sent. Ce qui est vrai est plutôt que ces expressions, [“ sentir bon ”, “ avoir un goût sucré ”, “ sonner creux ”, etc.] sont quasi-pléonastiques, en ce qu’elles servent uniquement à souligner ou à clarifier la modalité sensorielle ou la qualité en question. Une fleur qui sent bon est une fleur qui est, relativement à son odeur, bonne (Appearance and Reality, p. 121). 

 

L’âge, la santé et la richesse, par exemple, ont des manifestations typiques. Un air de vivacité, une bonne complexion, une démarche alerte (toutes choses qui peuvent être discernées par le regard) sont des symptômes de bonne santé. Mais on peut avoir l’air en bonne santé, et néanmoins être malade. Et les millionnaires peuvent avoir l’air de clochards. Avoir l’air en bonne santé ou malade, jeune ou vieux, riche ou pauvre, c’est avoir les apparences ou l’allure typique de quelqu’un qui appartient à la catégorie concernée. Mais être en bonne santé ou malade, jeune ou  vieux, ne sont pas des propriétés perceptuelles ; ce sont des propriétés qui sont relativement bien corrélées avec des caractéristiques perceptibles (visuelles). Avoir l’air jeune, c’est avoir une série de caractéristiques visibles que les jeunes ont de façon typique.

Ce modèle de relations n’est cependant pas répété dans le cas de la couleur. Premièrement, les caractérisations de couleur sont typiquement intrinsèques. Mais à la différence des caractérisations d’odeurs et de saveurs, dans lesquelles sentir bon est avoir une bonne odeur et avoir un goût sucré est être sucré, avoir l’air rouge n’est pas être rouge. (…) Deuxièmement, avoir l’air rouge n’est pas parallèle à avoir l’air jeune, bien portant ou riche. Avoir l’air rouge n’est pas avoir une série de caractéristiques visibles distinctes de la couleur que les choses qui sont rouges ont de façon typique. Par conséquent le jugement que A a l’air rouge ne peut pas être corroboré en citant des raisons qui consistent dans une série de cette sorte. Il s’ensuit que le fait que A ait l’air rouge n’est pas typiquement une raison pour le jugement que A est rouge. Car il n’y a pas de caractéristiques par quoi serait constitué le fait d’avoir l’air rouge qui puissent être corrélées avec le fait d’être rouge. Et cela explique peut-être en outre pourquoi nous n’avons pas beaucoup, voire pas du tout d’usage pour la transformation de ‘paraît rouge’ en ‘a une apparence rouge’, à la différence à la fois de ‘sent bon’ (=  ‘a une bonne odeur’) – où il n’y a pas de possibilité d’une coupure entre la façon dont la chose sent (bon) et l’odeur qu’elle a (une bonne odeur), et de ‘a l’air bien portant’ (= ‘a un air bien portant’) – où un air de bonne santé est un indice du fait que l’on est en bonne santé ” ((Appearance and Reality, p. 123-124).

 

 

  1. Travis, Austin : les choses ont l’air exactement de ce qu’elles sont, et vice versa

 

Cavell : Mais pourquoi concevons-nous un état, disons d’esprit, comme intérieur? (Ne pourrions-nous même concevoir comme intérieurs certains états d’un objet physique? Si ce n’est sa dureté, peut-être son magnétisme? ou sa radioactivité?) Ce qui appartient à l’âme est conçu comme intérieur. Mais pourquoi? “Intérieur” renvoie pour une part au registre de l’inaccessible, du caché (comme l’est une pièce d’une maison); mais c’est aussi l’idée d’une propagation (comme celle d’une atmosphère, ou des pulsations du cœur). Ce que j’ai ici en tête est contenu dans des expressions comme “beauté intérieure”, “conviction intérieure”, “rayonnement intérieur”, “calme intérieur”. Toutes expressions qui suggèrent que plus profond une caractéristique a pénétré une âme, plus manifeste elle est (cf. l’envie, à la fois impression aiguë, et état de l’âme). (The Claim or Reason, ch 5) 

 

Austin : Sense and Sensibilia

 

And when the plain man sees on the stage the Headless Woman, what he sees (and this is what he sees, whether  he knows it or not) is not something unreal or immaterial, but a woman agains a dark background with a head in a black bag.

 

Et quand l’homme ordinaire voit sur une scène de music-hall « la femme sans tête », ce qu’il voit (et c’est là ce qu’il voit, qu’il le sache ou non) n’est pas quelque chose d’ « irréel » ou d’ « immatériel », mais une femme sur un fond noir, avec la tête dans un sac noir.

 (Austin, Sense and Sensibilia, 14).

 

Bien que l’expression « trompés par nos sens » soit une métaphore commune, elle n’en est pas moins une métaphore. Ce fait vaut la peine d’être noté, car la même métaphore est fréquemment reprise et continuée par l’expression « véridique » et prise très au sérieux. Il est évident qu’en réalité, nos sens sont muets. Quoique Descartes et d’autres parlent de « témoignage des sens », nos sens de nous disent rien, ni de vrai ni de faux. (Ibidem, 11)

 

If a church were cunningly camouflaged so thet it looked like a barn, how could any serious question be raised about what we see when we look at it ? We see, of course, a church that looks like a barn.

 

Si une église était habilement camouflée de façon à avoir l’air d’une grange, comment pourrait-on demander sérieusement ce que nous voyons quand nous la regardons ? Nous voyons, bien entendu, une église qui a l’air d’une grange.  (Ibidem, 30)

 

‘I saw an insignificant-looking man in black trousers’ ‘I saw Hitler’ Two different senses of ‘saw’ ? Of course not.

« J’ai vu un homme à l’air insignifiant en pantalon noir ». « J’ai vu Hitler ». Deux sens différents de « voir » ? Bien sûr que non. (Ibidem, 99).

 

Le look selon Travis : radicalisation d’Austin

 

I may take what I see for a pig when it is not ; it merely looked like one. Then I am in error. Perception is not. For something to look like a pig is not yet for it to be represented to me as being one, by perception or anything else—neither erroneously nor correctly

 

Je peux prendre ce que je vois pour un cochon alors que ce n’en est pas un : cela avait seulement l’air d’en être un. Je suis alors dans l’erreur. Mais la perception ne l’est pas.  Que quelque chose ait l’air d’un cochon ne veut pas dire pour autant qu’il m’est représenté comme étant un cochon, par la perception ou quoi que ce soit d’autre – ni de façon erronée, ni correcte.

(Travis, « The Silence of the Senses »)

 

On this notion of a look, everything looks precisely like what it is. If I disguise a sheep so that it looks exactly like a goat, then it looks just the way a sheep, so disguised, would look.

 

Dans cette conception de l’air, tout a l’air exactement de ce qu’il est. Si je déguise un mouton de façon à ce qu’il ait exactement l’air d’une chèvre, alors il a exactement l’air qu’aurait un mouton déguisé ainsi. (Travis, Ibidem)

 

Austin : evidence

La situation dans laquelle on pourrait, sans impropriété, dire que j’ai une preuve (evidence) à l’appui de l’énoncé que quelque animal est un cochon serait celle où, par ex., la bête elle-même n’est pas réellement visible (in view), mais où je puis voir nombre de traces analogues à celles que laisse derrière lui un cochon sur le sol et autour de sa retraite. Si je découvre quelques seaux de nourriture pour cochon, c’est un indice (evidence) de plus, et les bruits et l’odeur peuvent fournir des indices supplémentaires. Mais si l’animal émerge alors et se tient là juste devant moi (plainly in view), ce n’est plus affaire d’indices (collecting evidence) : son apparition ne me fournit pas un indice de plus que c’est un cochon, à présent je puis simplement voir que c’en est un et la question est réglée. (Sense and Sensibilia, 115)